Jan 241996
 

Une histoire. Un ours vivait libre et heureux parmi les hommes en compagnie de ses  frêres-ours. Un marin survint: « Comment peux-tu être heureux quand tu risques à tout  moment d’être enchaîné et utilisé dans un cirque? ». « Nous, dans la marine, nous avons un  capitaine qui nous protège, en échange de menus travaux que nous sommes obligés de  rendre à la commmunauté. Mais c’est un petit prix pour s’assurer la liberté ». L’ours, s’étonna:  lui et ses frères passaient déjà tout leur temps à faire rire les enfants dans la rue, pas besoin  de chaînes ni de capitaine pour les y contraindre. « Mais vous risquez de le faire mal, ce serait  très dangereux! », répondit le marin. Alors il enchaîna les ours, les vendit à un cirque et fut  nommé capitaine.

J’ai cherché, ça s’appelle une allégorie. Dans une fable il faut une morale, et là, non.
Mais sur Internet, oui! Il en faut une de morale, sur Internet. Comment nos sociétés  pourraient-elles supporter une zone de « non-droit » déclarée, lieu honni de toutes les  turpitudes, endroit privilégié où se retrouvent pirates (les marins n’aiment pas les pirates) et  amateurs de petits enfants (oh! Non!), c’est bien connu et c’est sûrement vrai puisque tout le  monde le dit. D’ailleurs c’est sûr, si je commettais un délit sur Internet aujourd’hui, je resterais totalement impuni. On voit ça tous les jours, d’ailleurs. Non?

Soyons tranquilles, nos capitaines font bien leur boulot. Notre grand sage du CSA, par exemple, a réussi à lui tout seul à trouver une solution qui permet de régler le plus gros  problème, celui des frontières, que ne connaît pas notre outil et qui empêche de légiférer  simplement. Il a proposé, pour répondre à ce qu’il appelle un « état d’apesanteur juridique »  une convention signée par « tous les pays de bonne volonté » et par laquelle, entre autres protection de l’enfance et de la vie privée, les pays signataires s’engageraient à faire respecter  la « neutralité politique » et la « neutralité religieuse » sur Internet.

Outre, et c’est heureux, le fait que la protection de l’enfance, le respect de la personne  humaine et la protection de la vie privée soient déjà garantis par les constitutions de ces  mêmes pays de « bonne volonté », et par bien d’autres, voilà enfin de quoi éviter les débats  politiques stériles qui prennent trop souvent la place des petites bises entre amis dans nos conférences francophones. Voilà enfin de quoi faire taire tous ceux qui débattent des sectes  dans ces mêmes conférences. Les sectes et la politique, c’est le boulot du parlement. Depuis  quand un simple citoyen pourrait-il discuter de problèmes aussi complexes, manquerait plus  que ça.

Notre grand timonier est, quelle chance, un très bon capitaine. Il sait convaincre, et il n’a pas  fallu attendre bien longtemps pour qu’un grand capitaine allemand, procureur de  Bavière, reprenne le flambeau. Et très vite il a convaincu Compuserve de la nécessité de  protéger les petits enfants des vilains ours. Oh, pas par la force, non. Il a expliqué aux gens  de Compuserve qu’il « laissait à leur discrétion le fait de faire les pas nécessaires pour éviter  une possible reponsabilité face à la loi allemande ». Petit pas que Compuserve s’est empressé de faire en cessant la diffusion de tous les groupes de discussion qui parlent de sexe. Pas  seulement en Bavière, hein. Partout dans le monde. Des fois que d’autres capitaines soient convaincus ailleurs…

Encore heureux. Après tout on se donne bien assez de mal pour éviter à la pornographie  d’atteindre nos chers petits dans les media classiques. La télé et les magazines sont propres,  eux. Alors pourquoi pas Internet.

Combien de temps s’est-il passé depuis que votre télé vous a montré du cul? Et combien de  temps s’est-il passé depuis que vous en avez vu sur Internet?

Le malaise est profond, le débat complexe et l’issue incertaine. Dans la recherche du  consensus en tout, typique de notre époque, voici un dossier qui aujourd’hui n’en admet pas.

Oui, Internet peut se révéler être le meilleur comme le pire. Les dangers sont réels, même si  la caricature qu’en donnent les journalistes a plutôt tendance à amuser. J’ai dénoncé le  risque de donner accès à un tel medium à tous sans formation. On m’a traité de censeur.  Aujourd’hui la tendance de nos gouvernants semble être de vouloir donner à tous un accès à  un Internet édulcoré. A défaut de former le public à l’usage d’un medium nouveau, il préfèrent transformer le medium à l’image de l’existant (ou à l’image qu’ils se font de  l’existant). Où se trouve le juste milieu entre des propositions à ce point éloignées?

Certains, dont j’avoue faire partie, défendent la liberté totale sur les réseaux, et préfèrent  miser sur la formation pour améliorer les choses et éviter les abus. Comme le dit un  journaliste allemand qui parle de la censure sur Compuserve « La réalité ne peut pas être mise  hors-la-loi. Mais elle peut être améliorée. Beaucoup ont encore l’espoir qu’une totale  liberté d’information et d’opinion sur les réseaux électroniques peut contribuer à cette amélioration » (1).

D’autres, qui n’ont plus cet espoir ou qui ne croient pas que la formation puisse permettre un  changement de mentalité, préfèrent miser sur la loi et transformer la réalité des réseaux  pour que celle-ci puisse s’y appliquer. Charge à la loi d’éviter les abus, à sa manière aveugle et  équitable. Compter sur une auto-régulation est utopique, le pouvoir réel restant entre les  mains de « ceux qui savent », techniciens ou administrateurs du réseau qui en connaissent  suffisemment les rouages pour s’en servir contre ceux qui expriment une opinion contraire.

Comment alors trouver un compromis qui permettrait de faire taire un révisionniste mais  qui laisserait la parole aux ligues anti-racistes? Ou, si l’on désire une totale liberté, comment  éviter l’inondation de la publicité sur Usenet? Comment faire en sorte d’empêcher les sectes  d’envahir un « espace de non-droit » tout en assurant à un nouveau venu que ses articles ne  seront pas effacés par un ancien qui maîtrise mieux que lui une technique complexe?

Je n’ai pas la réponse. Mais je peux faire un constat. Je peux constater, par exemple, que si  les techniciens ont toujours eu la possibilité de censurer qui ils veulent, ils ne l’ont jamais  fait. Peut-être parce qu’ils ont conçu ce réseau et ne souhaitent pas le voir disparaitre.  Peut-être parce qu’ils sont formés à son usage, par la force des choses. Constater aussi que  d’autres techniciens développent des outils qui vont bientôt permettre à ceux qui le désirent  de s’interdire, ou d’interdire à leurs proches, tout accès à une information qui les dérange.Je  peux enfin constater que vouloir appliquer la loi sans débat préalable à un outil comme Internet, en plus de l’appliquer au citoyen quel que soit le medium sur lequel il s’exprime  (comme c’est le cas dans tout état de droit), implique, outre une méconnaissance certaine  des spécificités de cet outil (méconnaissance qui seule pourrait expliquer de telles  propositions), une censure réelle et non plus une crainte de censure hypothétique que se permettrait une bande d’informaticiens mégalomanes. Censure des idées, comme l’implique  la proposition de Hervé Bourges. Censure des sujets tabous, comme Compuserve nous le  démontre aujourd’hui en cessant de diffuser non seulement des groupes contenant des  images de cul, mais aussi des groupes homos dont on se demande ce que la loi, même de  Bavière, peut leur reprocher.
Et je ne peux que continuer à défendre la formation des usagers à une utilisation plus  responsable de l’outil qui leur est offert. Et affirmer avec Brassens que « les braves gens  n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ». Ils préfèrent enchaîner les ours.

(1) « die tageszeitung » 30 Dec 1995, article « Zensur im Cyberspace », propos tirés du  commentaire de Niklaus Haublutzel titré «  »Die Moral der Biedermanner » traduit par Jérome  Thorel.

  2 Responses to “L’ours et le marin”

  1. Pour remettre les choses dans le contexte: Hervé Bourges souhaitait instaurer une « régulation » mondiale d’Internet et allait bientôt réunir à l’UNESCO le « sommet mondial des régulateurs ». La Chine était invitée.

    Il est amusant de constater que selon moi, à l’époque, la pornographie était inexistante sur Internet…

  2. Juste brillant!

    Merci.

    O)

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