Bon, c’est un blog après tout, nul ne s’étonnera que ce billet commence par un coup de gueule du technicien que je suis, donc:
« J’ai 10 ans, ça fait bientôt vingt ans que j’ai 10 ans… »
Bah non, même si j’espère bien n’être pas le seul des auteurs de ce blog à relever ce point, il me faut pour le dire, mesdames et messieurs, Internet n’a pas 10 ans. La 1ère démonstration de TCP (la « brique de base » du réseau) a eu lieu en 1977, et si je sais encore faire une soustraction, ça fait 28 ans et demi qu’Internet est né (et sa conception est une autre histoire[1], vieille elle de 43 ans).
L’objet qui a 10 ans, ce n’est même pas le Wold Wide Webster (le web, quoi, qui – au passage – a 13 ans) mais sa démocratisation en France.
Et, non, désolé de vous le rappeller: LE WEB N’EST PAS INTERNET.
Internet est un réseau, le web est une application qui utilise ce réseau, à l’instar du mail, du ftp ou de l’irc (pour ne citer que les plus connues des autres applications d’Internet).
Bon, ceci étant précisé (et ma colère éteinte), on peut en effet constater qu’avant l’invention du Web, Internet était un machin utilisé par une poignée d’informaticiens et d’universitaires. Et que c’est bien en 1995 qu’Internet est devenu un objet de consommation grand-public. Et que 10 ans passés, ça mérite qu’on se retourne un peu pour faire un bilan.
Rêve et cauchemar
Nous étions là en 1995. Nous utilisions Internet, pour certains depuis quelques années déjà. Nous étions, certe, moins nombreux qu’aujourd’hui, mais, déjà nous débattions de son avenir, de ses dangers, des risques de le voir devenir un simple objet de consommation au lieu de l’outil d’échange de savoir et de responsabilité citoyenne que nous utilisions alors.
On ne peut pas ne pas se souvenir de l’espoir de voir cet outil, dont tous voyaient à quel point il changeait nos vies et allait changer nos sociétés, devenir accessible au plus grand nombre.
On ne peut pas ne pas se souvenir de cette première émission de télé consacrée à Internet et qui décrivait l’outil que nous utilisions avec plaisir comme un repère de pirates pédophiles néonazis.
On ne peut pas oublier la peur, que chacun de nous exprimait, de voir cet outil devenir une espèce de SuperMinitel à l’échelle planétaire, gallerie marchande dans laquelle seuls quelques privilégiés auraient droit à la parole, et le plus grand nombre réduits à consommer des contenus payants, filtrés, censurés par des lois imbéciles.
Certains d’entre nous avions déjà vécu l’espoir et le désenchantement de la radio libre, avalée par un système commercial, marchandisée, transformée en panneau publicitaire. Nous avions peur, une peur panique de voir Internet subir le même chemin.
Nous rêvions d’un réseau ouvert à tous ceux qui voulaient l’utiliser pour s’exprimer librement, face au plus grand nombre. Nous rêvions du village planétaire, nous (re)lisions Mac-Luhan et nous nous battions contre l’idée qu’Internet fut une « zone de non-droit », en expliquant, en réexpliquant, encore et toujours que les lois s’appliquent sur Internet comme ailleurs et que toute personne s’exprimant en public assume seule la responsabilité de sa parole sans engager celle d’un intermédiaire technique quel qu’il soit.
Nous rêvions d’un monde transformé par l’échange de savoir libre (et gratuit: le coût étant mondialement réparti, les économies d’échelle devenaient telles que le prix du contenant était négligeable) et par cet acquis fondamental, révolutionnaire, irrévocable: pour la première fois depuis qu’il avait été énoncé, le droit à la liberté d’expression devenait enfin accessible au plus grand nombre, sans limite de temps ni d’espace, sans critères éditoriaux, sans filtres commerciaux (mais en toute responsabilité).
Nos cauchemars, dans cette époque lointaine, se nommaient « Conseil Supérieur de l’Internet »[2] et naissaient dans l’incompréhension si palpable de nos élites face à ce phénomène étrange, nécessitant souvent l’usage d’un ordinateur, rompant les digues hiérarchiques et permettant d’interpeller n’importe qui, n’importe quand, sans contrôle préalable. Ils se nommaient Microsoft et nous tremblions devant la possible main-mise du géant Californien sur « notre » réseau. Ils se nommaient « pénalisation de l’usage de la cryptographie » et nous craignions pour notre vie privée.
Je me souviens de ce temps là comme si c’était hier.
C’était hier et c’est demain
Le Conseil Supérieur de l’Internet a été repoussé. La « Commission Beaussant » a lamentablement échoué. La Loi sur la Sécurité de l’Information a été retoquée. Mais la Loi sur l’Economie Numérique est enfin passée, et nos gourvenants ont enfin réussi à imposer la censure préalable aux intermédiaires techniques sous peine de devenir responsables des propos d’un tiers [3].
Ainsi avons-nous enfin réalisé un premier cauchemar: des commerçants ont été tranformés en juges et en censeurs, contre leur gré, par la loi. Au « pays des droits de l’homme », le contrôle de la liberté d’expression préalable à toute décision de justice est établi.
Au nom d’une prétendue perte d’exploitation des ayants-droits due au phénomène du P2P (perte qui ne fut jamais démontrée, c’est même l’inverse qui est prouvé par toutes les études indépendantes[4]), les sociétés d’auteurs et les majors, soutenues par Microsoft et son DRM et jusqu’à Intel et son bus PCIe, en passant par nos gouvernants[5], il semble désormais à peu près certains que toutes nos communications seront passibles de toutes les interceptions imaginables, que tous nos actes seront soumis au bon vouloir de quelques multinationales.
Tout ceci pour préserver notre bon vieux droit d’auteur et nos artistes chéris ?
Notre second cauchemar est pour demain, mais rappelons-nous qu’hier (il y a 127 ans), alors qu’on débattait de la création du « droit d’auteur », Victor Hugo disait à la tribune: «si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous».
Mais réjouissons-nous: la cryptographie est libérée. Pour le moment tous nos cauchemars ne se sont pas réalisés.
Quant à nos rêves…
Internet n’est pas devenu un kiosque payant mais le risque est toujours présent, et plus que jamais. Mais je vois, moi, simple citoyen, de plus en plus de mes contemporains apprendre l’expression publique, dans les forums et les blogs.
Je vois les mêmes constater l’écart entre le discours des médias classiques et celui d’un simple prof dans son blog, et en parler autour d’eux, en famille, au boulot, au bistrot, jusqu’à changer le résultat annoncé d’un référendum si ça se trouve. Qui sait ?
Qui sait ce qui se passera dans un monde ou une masse critique d’individus a appris la valeur de sa propre opinion face au discours public dominant, qui sait quelle sera la réaction face aux lois préparées par les lobbies bruxellois ?
Ce combat, mon combat, n’est pas terminé. Et – et c’est tant mieux – je doute qu’il le soit dans les 10 prochaines années.
[1] Lire si l’on veut mon « histoire d’Internet » sur http://www.chemla.org/textes/hinternet.html
[2] La première de nombreuses tentatives de je ne sais combien de
gouvernements successifs, de droite comme de gauche, pour « réguler » la
liberté d’expression au delà de ce que prévoit l’article 11 de la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ou l’article 18 de la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
[3] Voir le site http://lcen.dinos.org/
[4] Lire par exemple http://www.branchez-vous.com/actu/04-03/08-177502.html
mais même la FNAC fait le même constat: le P2P n’est pas forcément
responsable de la baisse des ventes de disques
(http://www.zdnet.fr/actualites/internet/0,39020774,39147204,00.htm) et
l’OCDE lui-même, dans un rapport
(http://www.oecd.org/dataoecd/55/57/32927686.pdf) reconnait que « Il est
difficile d’établir une base pour démontrer un lien de cause à effet
avec la baisse de 20 % du chiffre d’affaires global enregistrée par
l’industrie musicale entre 1999 et 2003 ».
[5] Lire:
http://www.01net.com/editorial/287558/peripherique/derive-securitaire-pour-le-bus-pci-express-2.0/
et http://eucd.info/index.php?2005/11/14/177-eucdinfo-devoile-le-plan-d-attaque-des-majors