Le but de ces quelques lignes est de tenter de faire un tour complet de l’état d’Internet aujourd’hui, de ce qu’il a été avant son ouverture commerciale, et de ce qu’il pourrait devenir en fonction des futures décisions politiques.
S’il est évident que je tenterais d’y être aussi objectif que possible, je me dois de préciser les grandes lignes de ma position préalable.
Bien que n’ayant pas personnellement vécu les « débuts » d’Internet, mes opinions ont souvent été cataloguées comme ‘anciennes’ et moi-même comme un tenant du status-quo et du rejet de l’extension commerciale des réseaux.
Ceci probablement pour avoir été un peu trop polémique dans certains articles parus dans Planète-Internet.
Ma position est en fait plus complexe, et si je suis prêt à défendre l’ouverture d’Internet, je souhaite défendre l’outil et son esprit en même temps, et combattre les effets de mode par l’explication et la formation des nouveaux intervenants. Ce texte est donc une tentative d’explication, dans un format plus souple que celui d’un article de magazine.
L’évolution d’Internet, des origines à ces dernières années.
Il n’est pas question de faire ici un historique technique, mais plutôt de tracer les grandes lignes de l’évolution de ce que j’appellerai la ‘société’ Internet. Evolution dans laquelle la technique joue un rôle important cependant.
La structure même du réseau, très peu hiérarchisée mais surtout non uniforme et très étendue a, très tôt dans son histoire, rendu nécessaires certaines rêgles de conduites. Ces rêgles, étant de simple bon sens parmi une population homogène d’informaticiens, n’étaient pas écrites, ni même citées. Mais chacun étant conscient des limitations physiques, en terme de bande passante par exemple, limitait ses interventions à ce qui était physiquement supportable par l’infrastructure.
Bien sûr, l’évolution rapide de ces infrastructures, tant informatiques que de communication, a déplacé les limites physiques. Mais l’explosion du réseau, son hétérogénéité même, ont, dans le même temps, limité à nouveau les possibilités d’usage ‘adapté’. Même si on augmente démesurément certains débits, ou la puissance de certaines machines, le débit global, et donc les possibilités d’évolution ‘sociologique’, est limité par le débit et la puissance des machines et des sous-réseaux les moins puissants.
Pour éclaircir ce propos, prenons l’exemple d’Usenet, une des principales applications d’Internet et probablement celle qui caractérise le mieux son aspect ‘sociologique’.
‘Usenet’ est un ensemble de forums de discussion, ouverts à tous, couvrant une multitude de sujet extrêmement variés né peu après la prise de conscience que l’Email (le courier électronique) ne permettait pas aisément les conversations à plusieurs.
Dès le départ, la faible vitesse des réseaux a conduit à certaines limitations de bon sens. Des messages courts, informatifs. Les réponses a une question se faisant par Email à l’auteur de la question, qui se chargeait ensuite de résumer toutes les réponses dans un unique message public sur Usenet. Un nombre de forum réduit, la création d’un nouveau forum étant soumis au vote préalable, précédé d’une discussion publique, pour éviter une trop forte augmentation de la quantité d’information à faire passer par les réseaux.
Les innovations techniques ont alors commencé à jouer un rôle. Les réseaux principaux, universitaires et militaires, ont commencé a grandir, tant en puissance qu’en taille. Mais, parallèlement, l’intérêt même d’Usenet poussait d’autres universités, d’autres pays, à vouloir recevoir ces groupes, mais cette fois à travers des liaisons bien plus lentes, utilisant par exemple des lignes de téléphones transatlantiques, les premiers ‘modems’ apparaissant.
La bande passante globale, loin d’augmenter, était à nouveau limitée par des facteurs techniques. Les rêgles de bon sens des débuts devaient donc continuer à s’appliquer, sous peine de devoir limiter l’extension du réseau lui-même.
Hors, cette extension et cette volonté d’ouverture commençait à porter ses fruits. De nombreuses évolutions du réseau ont vu le jour grâce au réseau lui-même, au partage de l’information que permettait Usenet. L’évolution même des systèmes informatiques doit beaucoup à Usenet et à Internet. Ces fruits ont contribué aussi à forger ce qu’on peut appeler une ‘identité’ à la société du réseau. Partage de l’information, respect du partage des ressources, et donc d’autrui, coopération dans la gestion de l’outil ont été les bases de cette société.
Le nombre de groupes de discussion a beaucoup augmenté, mais sans jamais dépasser ce qui restait techniquement supportable. Aujourd’hui encore, une ligne spécialisée d’un débit moyen suffit à ‘faire passer’ le contenu de tous ces forums.
Pourtant, avec « l’ouverture » d’Internet aux particuliers et aux entreprises aux USA pendant les années 80, un changement s’était produit. La population des réseaux n’était plus homogène. Pourtant, ce qui fut appelé la ‘Netiquette’ et qui reprend par écrit les quelques rêgles de bon sens dont j’ai parlé en les détaillant, était toujours respectées, au moins suffisemment pour qu’Usenet conserve son intérêt.
Un autre point important, que j’ai survolé plus haut, dans les bases de cette ‘société’ est la coopération. Si celle-ci est d’usage sur Usenet, où il est rare qu’une question posée dans le forum adéquat reste sans réponse, cette coopération se retrouvait à tous les niveaux. La structure même d’Internet impose en effet la coopération entre opérateur de communication. Pendant très longtemps Internet est resté basé sur la rêgle ‘Je fais passer tes messages par mon réseau si tu fais passer mes messages par le tien’. On peut d’ailleurs noter, et j’y reviendrai, que cette rêgle est encore respectée presque partout, sauf en particulier sur le territoire Français.
Mais cette coopération, toujours rendue utile, si ce n’est nécessaire, par les limites physiques, se retrouve dans toutes les applications d’Internet. Les transferts de fichiers, par exemple, sont organisés de manière à éviter au ‘bon citoyen’ de devoir utiliser une ligne transatlantique pour récupérer le fichier dont il a besoin. Les fichiers les plus recherchés sont donc transmis une unique fois vers des serveurs de fichiers de tous les pays, gérés le plus souvent bénévolement, de façon à être disponibles à moindre coût (pour la charge du réseau) à toute personne, quelle que soit son pays.
Ce principe de coopération est lui aussi fondateur de cette identité ‘nationale’. C’est probablement le plus important, celui sans lequel il n’y aurait pas de ‘société’, mais un simple outil.
Sans vouloir porter de jugement de valeur entre ‘société’ et ‘outil’, il faut préciser que l’outil lui-même, même s’il constitue une réussite technique évidente, ne sert à rien. Ce sont les informations et les services qui l’utilisent qui ont de la valeur. Ce sont ces informations et ces services qui n’existeraient pas sans la présence de la ‘société’ coopérative et de l’esprit ‘ouvert’ d’Internet.
Etrangement, cet esprit, cette coopération, sont aujourd’hui tournés en dérision par ceux-là même qui veulent commercialiser Internet. Le fait que des services soient gratuits, que personne avant eux n’ait tenté d’en tirer profit, les amuse. Pourtant, sans ces services gratuits, sans, même, cet esprit de communication et d’ouverture qui caractérisent le réseau, qu’auraient-ils donc à vendre aujourd’hui? Et qu’en restera t’il si cette commercialisation devait détruire l’esprit pour ne conserver que l’outil?
Tel est le sens de ma démarche.
L’ouverture commerciale
Le 26 mai 1994, le rapport Bangemann au conseil Européen mettait l’accent sur l’urgence de l’ouverture d’Internet à la population, mais précisait pourtant « La priorité de préparer les Européens à l’arrivée de l’information, priorité dans laquelle l’éducation, la formation et la promotion joueront nécessairement un rôle central ».
N’importe qui peut voir, aujourd’hui, à quel point la promotion est importante. Mais où sont la formation et l’éducation?
Je ne me souviens plus à quelle occasion a été écrit cet article, ni même s’il a été publié, mais je lui trouve un intérêt « historique » au sens où il rappelle que le combat, à l’époque, était vraiment basé sur la crainte que la commercialisation d’Internet lui ôte son ame.