Avr 291996
 

Ce que n’est pas Internet

– Internet n’est pas une « zone de non-droit »

Toute publication faite sur Internet est soumise aux règles du droit. Droit du pays de l’émetteur de la  publication, droit du pays depuis lequel est faite la publication (car il est possible pour un citoyen français de diffuser une information depuis une machine située en dehors du territoire national), tous s’appliquent. On se trouve donc avec plus de règles de droit applicables à  Internet qu’à tout autre infrastructure de communication.

« Dans le domaine de l’incitation à la haine raciale, des lois existent dont rien ne justifie le renforcement. La difficulté provient de ce que ces lois sont rendues inopérantes par le caractère  mondial du réseau. On ne la résoudra pas en changeant la loi » nous dit l’AFTEL (1).

En effet, si des lois existent, et qu’on constate une difficulté réelle dans leur application (2), cette difficulté est surtout dans la prévention. S’il est difficile de publier en France des textes  illégaux, cet acte devient facile sur certains des médias utilisant Internet. D’autant plus facile d’ailleurs qu’on aura fait passer auprès du public cette idée de « zone de non-droit », qui peut  renforcer la motivation ou diminuer les inhibitions du raciste qui vient chercher un public nouveau sur Internet.

Pourtant la loi ne s’applique pas a-priori, mais après constatation d’une infraction. En ce sens, elle est tout à fait applicable à Internet, comme à toutes les infrastructures de communication  (2).

– Internet n’est pas un « repaire de neo-nazis »

Pas plus qu’il n’est un repaire de pédophiles ou de pirates, d’ailleurs. Ces activités existent, et il n’est pas question de le nier ou de vouloir en minimiser l’importance. Pourtant ces dérives sont  peu nombreuses, bien que très médiatisées. Il suffit de vouloir chercher un discours raciste ou neo-nazi sur Internet pour découvrir qu’il est bien plus facile de trouver des sites d’information  anti-raciste ou de combat anti-négationniste (3 et 4) que des sites explicitement racistes ou négationnistes quand il s’agit du Web (5).

Certains groupes de discussion francophones (Usenet (5)) sont par période le terrain de diffusion de textes révisionnistes ou neo-nazis. On connait en particulier 4 ou 5 individus qui  reviennent assez souvent chercher là le débat sur des sujets comme le racisme ou le négationnisme (6). Mais le média Usenet est par essence un lieu ouvert dans lequel peuvent s’exprimer  ceux qui veulent expliquer et démonter ces thèses. Contre cette poignée bien connue on trouve des centaines de bénévoles toujours prêts à se battre contre des discours de haine et  d’exclusion.

Aujourd’hui, la médiatisation faite autour d’Internet est axée sur des dérives pourtant exceptionnelles et marginales. Demain, on peut l’espérer, elle se fera autour des espoirs que soulèvent  ces nouveaux moyens d’accès au savoir.

Ce qu’est Internet

– Internet est une infrastructure, pas un média

S’il est une analogie qui permet de mieux saisir la complexité des réseaux informatiques, c’est celle de la diffusion hertzienne: une technologie sur laquelle repose de nombreux médias, tous  différents, et que la loi considère différemment selon qu’il s’agit de la télévision ou de la CB, par exemple. De même, Internet n’est qu’un support pour de nouveaux médias. On assimile trop souvent le Web et Internet, confusion engendrée par sa plus grande facilité d’accès par rapport aux autres médias utilisant Internet, et entretenue par des logiciels conçus pour présenter  sous une seule et même interface des médias pourtant très différents.

Pourtant il n’y a pas d’autre rapport entre le Web et le courrier électronique que les ‘tuyaux’ par lesquels ils passent. Si l’on cherche à définir des responsabilités éditoriales, par exemple,  comment le faire si l’on confond un média privé comme le courrier électronique, qui ne concerne que l’émetteur et le récepteur du message, tous deux identifiés, et le Web, média par lequel  un ‘éditeur’ met à la disposition de tous un message, et pour lequel seul cet ‘éditeur’ est identifiable?

Cette infrastructure en pleins évolution est appelée à devenir le support de nouveaux médias, dont personne aujourd’hui ne peut prédire quelle forme ils prendront et quelles responsabilités  ils engendreront. Il serait dangereux de ne pas tenir compte de cette évolution dans les décisions qui seront prises.

– Internet est un outil de diffusion du savoir

Une évidence qui n’en reste pas moins un non-dit formidable au milieu de la tempète médiatique qui entoure ce réseau. Réseau dont la raison d’être est pourtant bien le partage, non  seulement de moyens informatiques et de télécommunication, partage qui permet une économie d’échelle, mais aussi du contenu, souvent informatique (diffusion de logiciel, de techniques)  par essence mais de plus en plus ouvert aux autres domaines à mesure qu’il se démocratise.

Par les économies d’échelles qu’il permet, Internet offre un moyen de diffusion du savoir à très bas prix. La mise à disposition de l’information n’est plus une question d’argent, mais de  décision stratégique ou politique. En l’absence de répercussions financières, la facilité de cette décision explique en partie la vitesse du développement technique dans le domaine informatique. Bien sûr, ce coût très peu élevé et la facilité de l’accès permet aussi à certains de diffuser des idées racistes à un public plus large. La question qui est donc posée aujourd’hui est  de savoir s’il faut restreindre, voire interdire, une telle possibilité d’information à bas prix parce que cette possibilité peut aussi être utilisée pour diffuser des discours d’exclusion.

Les moyens d’actions

La loi, s’appliquant à Internet, permet déjà d’agir contre les activités illégales qui pourraient s’y dérouler. Par nature, il est presque toujours possible de remonter à la source d’une  information diffusée sur Internet. La source étant identifiée (7), il devient plus facile d’agir contre un négationniste qui s’y exprime que contre la même personne qui diffuserait des tracts de manière anonyme.

Il est difficile pourtant de rétablir un ordre public dérangé par une activité illégale. Un message, une fois diffusé sur Internet, n’est pas facilement stoppé (8), pas plus qu’un message diffusé  par voie hertzienne n’est aisément ‘récupérable’. La nature internationnale du réseau fait de plus que la justice ne peut pas toujours punir un contrevenant. Ceci n’interdit pourtant pas  toute possibilité d’action. Action de formation d’abord, qui est conseillée depuis longtemps au niveau européen (9) mais pourtant encore très insuffisante. Une telle action, déjà peu présente  sur le réseau lui-même, est presque inexistante en dehors d’Internet. Elle permettrait pourtant d’éviter la passivité de l’utilisateur potentiel face à une information non vérifiée, ou à laquelle  il est impossible de répondre (cas du Web, voir (5)).

Techniquement, il est difficile aujourd’hui d’empêcher ma diffusion d’une information sur Internet. L’identification, si elle est possible en théorie (7), reste soumise à l’expertise humaine et  n’est pas automatisable en pratique (8 et 10). Il est donc impossible de filtrer de manière simple et automatique les informations à leur source. il faudrait pour celà soit pouvoir analyser  sémantiquement tout message automatiquement, ce qui reste utopique aujourd’hui (cas de Compuserve en Allemagne, voir (8)), soit pouvoir identifier formellement un émetteur connu  pour publier des messages illégaux, ce qui est possible mais très aisément contournable (8), et arbitraire, car le fait de filtrer les messages en provenance d’un site n’interdit pas seulement la  réception des messages incriminés, mais celle de tout message qui en serait émis.

Mais de même qu’il est envisagé pour la protection des mineurs de créer un moyen de filtrage personnel au niveau de l’utilisateur pour la télévision (contrôle parental), il est possible de  créer des filtres informatiques configurables à discrétion par l’usager pour que seules des informations voulues puissent être consultées. L’évolution technique de ces filtres est rapide, et devrait arriver au niveau du grand public dans un délai de l’ordre d’un an. Si un tel filtrage est difficile, voir impossible, au niveau du fournisseur d’accès, car concernant un grand nombre  d’abonnés aux centres d’intérêts variés, il permet au niveau de l’utilisateur final une grande souplesse et un excellent niveau de protection.

Il est clair pourtant que la décision qui sera prise ne doit pas l’être à la légère. Il semble d’ores et déjà nécessaire de créer un statut pour les intermédiaires, qui les délivrerait d’une  responsabilité qu’ils ne peuvent techniquement assumer (8 et 10). Mais un tel statut ne doit dépendre que du média, par de l’infrastructure. Il est impensable par exemple de rendre un fournisseur d’accès responsable du courrier électronique échangé grace à ses services, alors qu’il est possible et raisonnable de le considérer comme en partie responsable de pages Web qu’il  mettrait à la disposition du public en connaissance de cause sur un espace physique lui appartenant (en faisant donc la distinction entre les pages physiquement hébergées sur les machines appartenant au fournisseur, et celles situées n’importe où ailleurs dans le monde mais accessibles via ses services).

Un filtrage ou une interdiction d’un message en particulier semble techniquement impossible à la source sans tranformer en profondeur la technologie utilisée sur Internet. Une telle  tranformation n’est guère envisageable à court terme compte tenu de la taille de ce réseau, et remettrait en cause ce qui en fait la spécificité et qui permet justement cette économie  d’échelle qui en fait l’intérêt majeur. Il faut donc envisager d’autres actions qu’une interdiction, et il semble impossible d’en envisager d’autre que de formation et d’information.

  1. « Internet, les enjeux pour la France », éditions A JOUR, ISBN 2-903685-67-3.
    Ce document a été présenté en octobre 1995 comme un livre blanc adressé aux pouvoirs public par l’Association Française de la Télématique.
  2. Document joint: article intitulé « Le Grand Secret » le plus partagé du monde, rédigé par Valérie Sédallian et Philippe Langlois, Avocats au Barreau de Paris, et paru dans le magazine Planète Internet N.6.Un autre cas intéressant s’est produit depuis cette histoire et montre’applicabilité de la loi en l’état, mais les difficultés pratiques liées à cette application. Dans une ordonnance de référé rendue le 16 avril 1996, le Tribunal de Grande Instance de Paris (REF 54240/96) fait injonction à Yves Rocher de ne plus diffuser sur Internet de documents relatifs à ses griefs contre le groupe BNP-BANEXI, et d’affirmer que tout article précédemment diffusé par ce biais a été effacé. On constate donc que la loi a pu s’appliquer en l’espèce sans problème, et que le « vide juridique » si souvent invoqué n’existe pas. Pourtant l’application de cette ordonnance par Yves Rocher risque fort d’être difficile, puisque ses articles, diffusés sur Usenet, ont été diffusés sur tous les ordinateurs du monde qui reçoivent les groupes de diffusion en langue française, et archivés sur certains d’entre eux situés à l’étranger, et sur lesquels Yves Rocher n’a aucun moyen d’action. Le juge aura donc à décider de la bonne foi du défendeur quant à ses efforts pour faire disparaitre toute référence à ces articles.
  3. Document joint: copie d’écran du service mis en place par Michel Fingerhut présentant des « ressources documentaires sur le génocide nazi et sa négation ».
  4. Document joint: résultat d’une recherche par mot-clé sur les principaux sites de recherche.
  5. Document joint: « Présentation succinte d’Internet et de ses services », déjà soumis au Comité dans le dossier concernant le référé UEJF. On pourra aussi reprendre les exemples cités en (2).Le Web est incontestablement le média le plus ‘dangereux’ du point de vue de la diffusion d’idées racistes, fascistes, ou de la propagande sectaire. Par essence, il est impossible d’apporter la contradiction à l’endroit où sont mis à disposition les textes en cause, puisque cet endroit est un lieu privé appartenant à l’émetteur ou à son fournisseur d’accès. La notion de ‘droit de réponse’ y est donc inconnu, ou au mieux soumis à la bonne volonté de l’éditeur des textes.
  6. Document joint: article posté sur le groupe de discussion (Usenet) fr.soc.divers par M. Léon Jourdain ayant pour titre « La toute puissance du Lobby Juif. » le 27 avril 1996 et exemple de réponse documentée faite le même jour au même endroit.
  7. Dans l’article cité en (6), on trouve les références suivantes:Path:brainstorm.eu.org!speedy.grolier.fr!rain.fr!jussieu.fr!univ-lyon1.fr!howland.reston.ans.net!EU.ne
    From: leon.jourdain@ping.be (leonjourdain)
    Newsgroups: fr.soc.divers,soc.culture.belgium
    Subject: La toute puissance du Lobby Juif.
    Date: Sat, 27 Apr 1996 08:53:03 GMT
    Organization: EUnet Belgium, Leuven, Belgium
    Lines: 27
    Message-ID: <4lsltc$n39@news1.Belgium.EU.net>
    NNTP-Posting-Host: dialup27.namen.eunet.be

    La première ligne indique par quelles machines est passé cet article pour parvenir sur l’ordinateur de Laurent Chemla (nommé brainstorm.eu.org). Il faut signaler que ce chemin sera différent pour chacun, mais que la source de l’article (la dernière machine citée, chaque machine étant nommée et chaque nom étant séparé du suivant par un !) est la machine Belgium.EU.net, machine appartenant à un grand fournisseur d’accès en Belgique, connu et identifié sous le nom de « ping.be ».

    La seconde ligne indique le compte (l’adresse sur Internet) depuis lequel a été posté cet article sur la machine citée en 1ère ligne. Il s’agit du compte de M. Léon Jourdain, qui est un client de « ping.be ».

    La 3ème ligne indique que cet article a été posté dans 2 groupes de discussion distinct: fr.soc.divers, groupe de « discussion diverses sur des des sujets sociaux » en français, et sur « soc.culture.belgium », groupe équivalent concernant la Belgique. Les lecteurs de ces deux groupes auront donc eu accès à cet article si son titre les a intéressés.

    Les lignes suivantes sont les lignes de description de l’article: sujet, date, organisation, nombre de lignes et identifiant unique de cet article.

    La dernière ligne est le nom de l’accès physique utilisé (modem) chez le fournisseur d’accès. Cet élément, ainsi que la date, est très difficilement falsifiable et il est donc possible pour le fournisseur d’accès « ping.be » de vérifier si le client connecté chez lui sur cet accès à cette heure précise était bien M. Léon Jourdain, identifié formellement puisque signataire d’un contrat de fourniture d’accès à Internet.

    Tout article posté sur Usenet comporte des informations identiques qui permettent une identification quasi-formelle de leur émetteur.

    Sur le Web, l’identification est du même ordre. Il faut en effet pour diffuser une page par ce média disposer d’une machine reliée en permanence au réseau Internet et qui puisse faire office de ‘serveur’. Mais relier une machine à un tel réseau nécessite des moyens physiques et des accords techniques avec le reste du réseau qui rendent leur propriétaire, le plus souvent des fournisseurs d’accès à Internet, facilement identifiable. Charge alors au possesseur de la machine d’identifier l’utilisateur qui a mis en place les pages incriminées.

    Par le courrier électronique enfin, si on dispose du même type d’information que dans le cas d’Usenet, celles-ci sont plus facilement falsifiables. On est donc exposé à un risque de courrier ‘anonyme’ non négligeable. Des solutions utilisant des moyens de chiffrement adaptés permettent d’identifier formellement son correspondant, mais ces moyens sont soumis en France à une règlementation très stricte et qui soulève des questions de libertés individuelles qui dépassent de loin le dossier des activités neo-nazies sur les réseaux électroniques.

  8. Document joint « Quelques éléments de jurisprudence européenne et internationale », déjà soumis au Comité dans le dossier concernant le référé UEJF.On peut ajouter à ce document (voir aussi (2)) qu’il est possible d’effacer un article ‘posté’ sur Usenet. Une telle possibilité, normalement réservée à l’émetteur de l’article, est accessible à toute personne qui connait le fonctionnement technique d’Usenet sans grand effort. C’est pourtant une possibilité qui n’est que très rarement utilisée, puisque permettant à n’importe qui d’effacer les articles de n’importe qui d’autre, ce type d’action est fort mal vu d’une ‘communauté’ hypothétique des utilisateurs d’Internet.
  9. Document joint: Rapport Bangemann au Conseil Européen intitulé « Recommendations to the European Council Europe and the global information society ».
  10. Document joint: « Compte-rendu de la première audience au TGI (15/03/96) », déjà soumis au Comité dans le dossier concernant le référé UEJF. On notera aussi que M. le Ministre des Télécommunications, François Fillon, disait récemment lors d’une conférence de presse (Paris, 23 avril) a promis un statut spécifique pour les fournisseurs d’accès à Internet en France, dit « exception de fourniture ». Conférence de presse rapportée par des journalistes de Libération et de Planète Internet dans un article diffusé sur Usenet intitulé « M. Internet va au web bar » (cj).

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