Avr 162009
 

Mon troisième et dernier article sur ce thème rebattu, puisqu’on sait désormais que cette loi Hadopi – stupide économiquement et moralement – passera coûte que coûte, pour parler cette fois un peu plus sérieusement du fond. J’ai choisi pour développer ce thème de m’appuyer sur l’intervention de Laurent Joffrin, dans un « duel » sur France Info le matin du 10 avril. Les passages en italique sont des retranscriptions de cette émission (qu’on peut écouter en totalité ici ).

Loin de moi l’idée de m’en prendre à ce journaliste en particulier: il est simplement le meilleur exemple qu’il m’ait été donné d’entendre du discours de désinformation ambiant, et c’est en tant qu’exemple que je décortique ici son discours.

Voici ce que Laurent Joffrin pose en préalable de son intervention:

«Cette loi part d’un principe qui n’est pas faux: c’est à dire qu’il faut maintenir le principe du droit d’auteur. Qui a été créé par Beaumarchais. C’est du temps de Beaumarchais qu’on a créé le droit d’auteur, c’était un grand progrès, et ça a permis de rémunérer les artistes.»

Bon. Il s’agit d’oral, pas question donc de traiter de la forme, mais le fond?!

Quelle quantité d’idées reçues, d’erreurs et de non-sens!

Mais qui, hélas, montrent bien l’énorme manque de culture générale et l’énorme quantité de désinformation dans ce domaine (volontairement?) complexe du droit d’auteur.

Mais qui, hélas aussi, montrent bien combien le discours des lobbys du disque portent même jusqu’à des oreilles qu’on pourrait croire plus critiques que la moyenne…

Je vais poser, moi, en préalable, ce texte pour éclairer ce débat et mon propos.

Vous l’avez lu ? Non ? Vous devriez.

Loin des idées reçues, nous voici face à une réalité historique à laquelle il faut bien évidement se rapporter pour pouvoir entamer un dialogue qui ne soit pas entâché de propagande:

«Il faut maintenir le principe du droit d’auteur»

Laurent Joffrin commence par une pétition de principe qui mériterait d’être soutenue par autre chose qu’un argument d’autorité qui serait bien peu digne de son auteur s’il n’était pas lui aussi une victime de la désinformation ambiante: en quoi le fait qu’il ait été créé à peu près à l’époque de Beaumarchais serait une raison pour affirmer que le principe du droit d’auteur est toujours d’actualité ?

D’autant plus que c’est très exagéré, pour ne pas dire faux.

Je vous renvoie à l’histoire du droit d’auteur déjà citée: donner la paternité d’un principe à l’avocat qui l’a défendu, c’est comme d’affirmer que la peine de mort a été abolie par le seul Robert Badinter: pire qu’une simplification, c’est à la limite du mensonge.

Ensuite, d’un point de vue sémantique, cette façon d’entamer un débat en faisant d’une simple opinion une vérité ne serait que pure manipulation si, encore une fois, son auteur n’était pas englué dans des certitudes qu’on lui a enfoncées dans le crâne à force de mensonges éhontés.

J’affirme, moi, qu’une bonne partie du principe du droit d’auteur tel qu’il existe est à revoir si l’on veut enfin tenir compte de la dématérialisation du savoir. Ce principe (basé à l’origine sur la recherche d’un équilibre entre l’auteur, l’imprimeur, l’éditeur ou la major dans le domaine musical, le diffuseur et le public) est depuis trop longtemps devenu presque exclusivement un moyen de subsistance d’industries désormais dépassées.

Il n’a plus le moindre équilibre (l’auteur et le public étant les dindons de la farce). Ce qui est logique d’ailleurs, au vu des rapports de force en place et de la puissance des industriels face aux autres parties. Tout est à revoir.

Ce n’est que mon opinion, je l’admets, mais au moins est-elle fondée sur autre chose qu’un simple argument d’autorité!

«C’est du temps de Beaumarchais qu’on a créé le droit d’auteur, c’était un grand progrès, et ça a permis de rémunérer les artistes.»

Faux, contre-vérité, mensonge ici encore. Heureusement, les artistes n’ont pas attendu Beaumarchais pour être rémunérés: ils l’étaient déjà des siècles avant sa naissance, par des moyens divers et variés (la représentation de leurs oeuvres, la reconnaissance sociale, la notoriété qui permettait de trouver du travail rémunéré… On retrouve étrangement pas mal de ce qui fonde l’économie du logiciel libre dès qu’on se pose cette question de la rémunération d’une oeuvre de l’esprit).

Ce qui est vrai, c’est qu’à l’époque il s’agissait en effet d’un grand progrès pour les auteurs dans leur combat contre les éditeurs, et pas du tout contre le public (qui était à l’époque défendu par les auteurs comme celui qui devait pouvoir librement disposer des oeuvres « au nom de l’accroissement des connaissances »). Lors de la création du droit d’auteur, ce sont les éditeurs qui sont les « pirates » qui diffusent des oeuvres sans avoir l’accord de l’auteur et – évidemment – sans le rémunérer.

J’en profite pour rappeler ici que les statuts de la SACEM interdisent à ses artistes membres de diffuser leurs oeuvres eux-mêmes ou d’autoriser cette diffusion s’ils n’en tirent aucun bénéfice (bénéfices perçus par la SACEM qui en conserve une partie pour son propre fonctionnement en plus de ce qu’elle redistribue). La SACEM est de plus la seule habilitée à délivrer les autorisations permettant l’exploitation licite d’une oeuvre (article 6.1 du contrat-type de la SACEM).

Remettons les choses à leur place: après tout rien n’a vraiment changé (j’apprenais d’ailleurs ces derniers jours dans un article de l’Humanité que l’artiste touche moins de 3 centimes d’euros sur les 99 centimes du prix de vente en ligne d’un morceau!).

Si les artistes ont un combat à mener aujourd’hui, c’est celui consistant à créer une licence globale (par exemple) qui leur permettra de diffuser leurs oeuvres et d’être rémunérés sans en passer par les fourches caudines des maisons d’édition, dont le rôle ne serait plus qu’annexe (la diffusion et la vente des pochettes, oeuvres à part entière tout aussi dignes d’intérêt que le contenu dématérialisé de la musique, par exemple encore).

Comment, en se replaçant dans le contexte historique, peut-on imaginer qu’à l’époque de l’auto-édition, du web 2.0, des blogs, des plate-formes de téléchargement de musique libre telles que Jamendo, les artistes, les auteurs, le pouvoir ne voient pas plus loin que la défense de dinosaures qui ne se sont pas encore rendus compte qu’il étaient déjà morts?

Comment peut-on avoir une vision si courte ?

Où est le Beaumarchais qui défendra cette cause aujourd’hui ?

«Le téléchargement illégal ou gratuit supprime la rémunération des artistes et des producteurs, et donc elle a créé une division par deux du chiffre d’affaire de la musique»

Une affirmation sans preuve de plus. Universal Music a connu une baisse de son CA de 7,8% en 2008 mais ses bénéfices étaient en hausse de 11,6% sur un an. Warner Music Group a vu ses ventes augmenter de 3% sur l’ensemble de l’exercice 2008. Où est passée la division par 2 annoncée à grand renfort de publicité par le ministre (et ici par Laurent Joffrin) ? On comprend mieux que même l’UFC-Que Choisir réclame à présent des expertises sur ces chiffres balancés à tout va pour justifier l’injustifiable…

«et une chute radicale des revenus qui échouent d’habitude aux artistes, aux musiciens.»

Faisons pleurer dans les chaumières, il en restera toujours quelque chose: pauvres artistes qui connaissent une «chute radicale des revenus».

Cette division par deux existe bel et bien: les français ont acheté en effet 2 fois moins de disques en 2008 qu’en 2002. Est-ce à cause de la crise? De la diminution de l’offre (rappelons que certains artistes, Jacques Higelin me revient en mémoire mais c’est loin d’être le seul, ont vu leurs contrats résiliés parce qu’ils ne vendaient pas assez d’albums: de mémoire toujours « seulement » 60 000 pour Higelin, trop peu rentable pour son ancienne maison de disque!)? D’un choix sociétal (plus d’argent investi dans d’autres loisirs que la musique)? Ou bien du piratage?

Mais s’il s’agit du piratage, comment expliquer la chute d’audience des émissions de variété à la télévision?

Pire encore: certaines études (qui ont le défaut d’être indépendantes des maisons de disques) montrent que les « pirates » achètent plus de CD que les autres! Même Pascal Nègre qui se permet de faire porter tous les maux de la musique sur le P2P a osé affirmer « Quand on télécharge un album, on a quand même envie d’avoir chez soi un objet physique de l’artiste, analyse Pascal Nègre. Jusqu’à présent, le fan achetait son poster, son tee-shirt dans les concerts et sur Internet. Mais, en 2009, les ventes de merchandising devraient exploser avec l’apparition de nouveaux rayons dans les magasins de disques. »

Quel dangeureux pirate !

Et puis, et puis, qui sont les plus piratés sinon les plus connus? Une évidence, mais qu’il est bon de rappeler! Palmarès 2008: Francis Cabrel en tête avec 4 millions d’euros de CA, suivi par Bénabar (2,3 millions), Johnny Hallyday (2,2), Christophe Maé (2,1), Bernard Lavillier (1,8), Thomas Dutronc (1,45), Mylène Farmer (1,4), Alain Souchon, Renan Luce, Christophe Willem… Quand donc aurons-nous une étude comparative du nombre des téléchargements rapporté au revenu de chaque artiste, qu’on sache enfin de quoi on parle ?!

«Et donc c’est une situation qui ne peut pas durer, de toute manière, la situation actuelle. Sauf à faire disparaître complètement, ou à faire survivre péniblement quelques maisons de musique»

C’est à se taper le cul par terre! QUATRE « majors » (Universal, Sony-BMG, EMI et Warner Music) se partagent 70% du marché musical mondial et Laurent Joffrin parle de faire survivre « quelques » maisons de disques? Mais ce sont les petits éditeurs qui font les découvertes et qui n’ont déjà pas les moyens de les faire connaître (au point que leurs meilleurs artistes sont aussitôt rachetés par un des membres de l’oligopole mondial). Et quel meilleur moyen de faire connaître un artiste que de diffuser le plus possible son oeuvre, par le piratage aujourd’hui comme par les passages à la radio hier?

«et demander aux artistes de gagner leur argent dans les concerts»

Pauvres, pauvres artistes qui se retrouveraient contraints de travailler pour gagner leur argent. Pauvres, pauvres artistes qui ne pourraient plus compter sur la rente d’un unique succès datant de 30 ans pour vivre au soleil en faisant de la publicité pour une marque de lunettes.

«ou, comme au début du siècle, d’aller dans les cours et de chanter puis demander à ce qu’on leur jette des pièces»

Je me souviens de ces chanteurs de rue qui récoltaient les piécettes jetées des étages, et de tous les voisins qui ouvraient leurs fenêtres, qui chantaient ensemble, qui créaient du lien social, qui faisaient vivre la musique et la chanson. J’ai la chance d’être juste assez vieux pour ça et ces souvenirs me sont précieux.

Que Laurent Joffrin se renseigne et se rassure: de nos jours des arrêtés municipaux interdisent ces pratiques d’un autre âge.

«C’est ça qui risque de se passer si la gratuité s’installe définitivement.»

J’en accepte l’augure. Avec plaisir.

Post-scriptum: ma fidèle relectrice m’a signalé juste après que je lui ai soumis cet article l’existence d’un billet de Maître Eolas traitant du même sujet. Je jure ne l’avoir pas lu avant, mais il vaut mieux redire les vérités que les taire.

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