Juin 282009
 

Depuis que je tiens ce blog , je me contrains à suivre d’un peu plus près les inventions que nos dirigeants éclairés souhaitent appliquer à Internet.

Alors, forcément, en défenseur des libertés individuelles que je prétends être, je veille, je surveille, j’essaie d’imaginer par quel biais les Etats – trop longtemps restés inertes face à un phénomène dont ils ne mesuraient pas l’ampleur – vont tenter d’empêcher l’inévitable. De voir quelle forme (autre que dictatoriale et mondiale) aura la censure d’un réseau prévu pour résister à des attaques atomiques. De comprendre pourquoi la liberté d’expression des simples citoyens leur fait si peur. D’anticiper les manières dont des industries dépassées useront pour conserver leurs modèles économiques obsolètes.

Et d’imaginer des solutions alternatives aux solutions – forcément rétrogrades – qu’ils voudront à toute force adopter pour rester dans l’ancien paradigme pyramidaire qui fondait nos sociétés depuis toujours, et qui est si fortement bousculé par l’avènement du village global.

Parce qu’on ne peut pas toujours s’opposer: il faut bien parfois aussi proposer…

Mais, il faut bien l’avouer, il arrive parfois qu’on ait tout simplement envie d’abandonner face à l’éternelle litanie de bétise, d’incompétence, de manque d’imagination et d’incompréhension à laquelle il faut faire face.

Or donc, Alain Finkielkraut est opposé à la liberté d’expression et « aux droits de l’homme tels qu’ils se manifestent sur Internet« , et plus particulièrement il considère comme « absolument stupide » la décision du Conseil Constitutionnel concernant la censure de la loi HADOPI.

En effet, sur France Inter, il fustigeait vendredi matin ce « droit invraisemblable de chacun à l’expression et à la consommation » que la décision du Conseil plaçait en amont – quelle arrogance! – du droit d’auteur !

Rappelons-lui avec délicatesse que la décision a été rendue du faitque la loi Hadopi méconnaissait « le caractère fondamental du droit à la liberté d’expression et de communication« .

Alain Finkielkraut a en fait simplement cru entendre « consommation » quand le conseil constitutionnel disait « communication« . Il vaut mieux lui accorder cette surdité partielle – à son age on a bien droit à quelque indulgence – plutôt que d’imaginer qu’il soit à ce point réfractaire à la liberté d’expression des ignorants que nous sommes (la sienne ayant de tout temps eu droit à toute l’exposition nécessaire, on comprend qu’il ne la défende pas pour des gens forcément moins intelligents que lui).

Parce que s’il n’est pas sourd, comment expliquer qu’un philosophe de son envergure puisse confondre consommation et communication… Non: il est vieux et il en veut aux sages « d’avoir voulu devenir des jeunes« .

Indulgence, donc.

Mais Alain Finkielkraut n’est pas législateur, alors, bon: qu’il soit pour ou contre HADOPI, quelle importance après tout. Qu’il ne comprenne pas qu’Internet ne soit pas qu’un phénomène de « jeunisme« , qu’il n’en imagine ni la portée sociale ni les implications révolutionnaires dans tant de domaines, on pourra toujours se dire qu’il est simplement dépassé par la chose et passer outre – quoique forcément un peu dépité par le peu de profondeur de sa réflexion sur ce thème.

Le sénateur Yves Détraigne, par contre, c’est autre chose. Et surtout c’est extrèmement symptomatique du délire (oui, je pèse mes mots) dont nos élites semblent atteintes dès lors que le mot « Internet » leur arrive aux oreilles.

Déjà, il n’est pas vieux. Ensuite, il est sénateur. Et il est membre de la « commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et ‘administration générale » du Sénat, et – surtout – il est co-auteur avec Anne-Marie Escoffier d’un rapport sur « la vie privée à l’heure des mémoires numériques« .

Pour une fois, rien à dire: c’est un point d’une importance capitale, à l’heure où Google sait tout de vous, à l’heure où la police commence à préférer Facebook à Edwige et où – gràce à l’interconnexion des divers renseignements que vous laissez sur divers e-commerces – les publicitaires peuvent entamer des campagnes de spam ciblées à un point que vous auriez du mal à imaginer si vous ne les subissiez déjà.

Point important de ce rapport: l’adresse IP deviendrait définitivement une « donnée personnelle » (ce qu’elle fut jusqu’à ce que le Conseil d’Etat, dans une décision pour le moins stupéfiante au regard du droit européen, dise le contraire et contraigne ainsi la CNIL à autoriser les ayants-droits à vous ficher sans que vous puissiez rien y faire), et à ce titre, soit protégée des fichages anarchiques par une CNIL renforcée.

En voilà une bonne idée, presque incroyable tant elle est simple et de bon sens (car en effet, une adresse IP peut indirectement constituer un moyen de remonter à votre identité, ce qui fait d’elle une donnée personnelle au sens de la directive 95/46/CE).

Mais mais mais… Voici que la recommendation 14 de cet excellent rapport – recommendation qui préconise un droit à « l’hétéronymat » (un terme précis qui en littérature s’applique à un écrivain utilisant un pseudonyme pour incarner un nouveau genre: Vernon Sullivan est un hétéronyme de Boris Vian) – arrive, et patatras: tout s’écroule de nouveau.

Comme si ce vieux mal qui semble atteindre nos politiques lorsqu’il s’agit d’Internet était une espèce de virus résistant aux meilleurs traitements.

Déjà, je ne sais pas pour vous, mais dans mon cas il est rare que je change de style selon le site où je m’exprime et le pseudonyme que j’y ai choisi, mais, bon, admettons la préciosité du choix des mots.

Ensuite vient le débat sur l’anonymat, le pseudonymat (ou l’hétéronymat si c’est la mode) et l’identité en ligne. Ca c’est un point important.

Longtemps j’ai défendu l’idée que dès lors qu’on usait de son droit à l’expression publique, on devait accepter la responsabilité qui y est attachée et assumer ses propos sans se cacher. On m’a rétorqué l’existence des dissidents dans les régimes dictatoriaux, et j’ai répondu que l’anonymat total sur Internet était à la limite du mythe, surtout dans de tels régimes.

Bref, j’ai finalement évolué et admis la pratique du pseudonymat: après tout pourquoi refuser au citoyen ce que l’écrivain pouvait se permettre? Va donc pour le pseudonymat/hétéronymat sur Internet pour protégr la vie privée et la séparer de son expression publique, du moment que la justice peut remonter à un auteur via son adresse IP dans le délai imparti pour un délit de presse.

Je suis donc d’accord avec ce bon sénateur?

Faut voir: lors du colloque « Droits et libertés dans la société numérique », organisé par la secrétaire d’état en charge de l’économie numérique (Nathalie Kosciusko-Morizet) jeudi dernier, Yves Détraigne a précisé sa pensée. Et c’est là que le délire intervient: suivez-moi bien.

Pour faciliter le travail de la justice, il propose que « ces identités alternatives soient déposées auprès d’un organisme chargé de les gérer« .

Pin-pon, appelez les gentils messieurs en blanc, faites usage du défibrillateur, passez-lui les sels, je ne sais pas, mais faites quelque chose!

Imaginez un cas usuel: je veux réagir à un billet de blog. On me demande de me créer un compte. Je choisis d’utiliser un pseudonyme pour éviter qu’un futur employeur puisse me reprocher un jour mon « hou la menteuse!« .

Simple: je vais à la préfecture (en ligne ou non, peu importe). Je dépose mon identité réelle et le pseudonyme (éthéronyme, pardon) que j’ai choisi.

Ah, il est déjà pris par un autre. Bon. Je trouve un pseudonyme unique en son genre. L’organisme en charge me donne (si c’est payant je veux que ce marché me soit ouvert: j’ai besoin de refaire fortune) l’autorisation de m’identifier sous ce pseu^Hétéronyme. Ca y est, je reviens sur le blog, je crée mon compte via un système qui vérifie que l’hétéronyme que j’ai choisi a bien été déposé légalement et correspond bien à mon IP, je dépose mon commentaire, et je poursuis ma navigation.

Euh, attendez. Je me suis perdu en chemin là.

La recommendation 10 du même rapport affirme « sans ambiguïté » qu’une adresse IP est une donnée à caractère personnel (donc qu’à partir d’icelle on peut retrouver qui je suis). D’ailleurs le système de création de compte du blog n’aura pas eu d’autre choix pour respecter la loi que de faire appel à un système chargé de valider mon hétéronyme et il ne dispose que de mon IP pour le faire (à moins d’imaginer que tout site français devra utiliser un système unique d’identification géré par l’état, ce qui dans le cadre d’un rapport supposé garantir le respect de la vie privée sur Internet serait, osons le mot, surréaliste).

Donc avec mon IP l’organisme en charge peut retrouver mon identité réelle.

Donc je n’ai pas besoin de déposer mon hétéronyme.

BIP! Connerie repérée ! Le mot-virus « Internet » a encore frappé!

Bon, j’arrête là, je reprends mon souffle, je me calme, je prends quelques tranxènes.

Revenons au monde réel. Je suis un écrivain. Je choisis d’utiliser un (ahem) hétéronyme. Des milliers d’écrivains ont fait pareil avant moi. Jamais, JAMAIS aucun législateur n’a seulement commencé à imaginer dans ses rêves les plus humides que je sois d’abord forcé d’aller en Préfecture déposer le nom dont j’ai choisi de signer mon oeuvre: en cas de délit et via mon éditeur la justice saura bien me retrouver. Pas de problème: liberté d’expression contre responsabilité civile et pénale de mes propos, RAS.

Mais sur Internet ? Ah la la, Internet, mais mon bon monsieur, Internet ce n’est pas la vie réelle! Internet est une zone de non-droit. Il est plus grave, pour la justice, qu’un pédophile ait trouvé sa victime sur Internet que s’il l’a repéré dans un square public (si si). C’est bien la preuve!

Sur Internet, c’est différent. Internet change la société, il faut donc qu’on légifère sur Internet. C’est d’une logique sans faille. Faire des lois qui s’appliquent partout pareil quel que soit le moyen d’expression, de communication (ou de consommation) choisi, ce n’est plus possible: il FAUT des lois et des organismes pour réguler Internet en tant que tel.

Pourquoi ? Parce que Internet. Et puis ta gueule. On a longtemps été dépassés par ce truc, alors, maintenant, on légifère. Et puis c’est tout.

LCEN? Internet.

HADOPI? Internet.

LOPPSI? Internet.

Pédophilie? Internet.

Sécurité? Internet.

Philippe Val? Alain Finkielkraut? Françoise Giroud? Sarkozy? Internet.

Eh bien, moi, je propose une loi pour interdire de traiter un citoyen différemment selon qu’il use d’Internet ou du papier. Selon qu’il agit sur Internet ou ailleurs.

Ah, ça existe déjà et c’est même dans la Constitution qui parle d’égalité des citoyens devant la loi?

Ah, mais, la Constitution, c’est dépassé: Internet.

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