Nos représentants politiques s’apprêtent à voter une loi inconstitutionnelle en toute connaissance de cause. Il s’agit de ce qu’on appelle entre initiés la « LSQ » (Loi sur la Sécurité Quotidienne).
Ce texte fourre-tout, qui mélange allègrement l’autorisation préalable des rave-partys et le droit pour de simples vigiles à procéder à des « palpations de sécurité » (autrement dit à vous fouiller sans votre accord) dans les aéroports, inclut aussi quelques-un des articles prévus à l’origine pour être intégrés à une autre loi: la Loi sur la Société de l’Information (LSI).
S’il m’est impossible, sauf en tant que simple citoyen, de juger du bien-fondé de toutes les propositions débattues dans la LSQ, je suis parfaitement capable d’affirmer que les articles qui concernent Internet sont non seulement inutiles mais aussi mensongèrs et dangereux.
Et voici pourquoi.
La cryptographie est la colle de vos enveloppes.
Le courrier électronique, sous sa forme habituelle, est l’équivalent informatique de la carte postale: tout intermédiaire entre votre ordinateur et celui de votre correspondant est à même de lire le texte écrit sans que ni vous ni celui qui le reçoit ne puisse savoir qu’un tiers en a pris connaissance.
Comme tout le monde, losque j’écris une carte postale je n’y mets pas beaucoup de contenu privé: en dehors de considérations sur le temps qu’il fait, l’intérêt de telles missives est à peu près nul. Et, même si cette cette vacuité intellectuelle n’est pas motivée par le besoin de secret, il va de soi que personne n’irait divulguer par ce biais des informations qu’il souhaite garder confidentielles.
Il en sera sans doute de même avec le courrier électronique le jour où les outils cryptographiques – équivalents informatiques de l’enveloppe scellée – seront à la portée de tout un chacun: les utilisateurs d’Internet prendront bientôt l’habitude de crypter les informations qu’ils voudront garder privées, et posteront comme avant leurs cartes postales électroniques.
C’est d’ailleurs ainsi que procèdent déjà bon nombre d’informaticiens un peu à l’avant-garde de ces technologies.
Mais voilà: le gouvernement nous affirme – sans par ailleurs qu’aucun fait ne vienne étayer ce discours – que les organisations terroristes utilisent la cryptographie pour échanger des informations sur leurs objectifs. Et la LSQ qui va être votée comprend donc un article qui prévoit qu’un tiers devra pouvoir ouvrir à la demande du 1er ministre – après proposition du ministre de la défense ou du ministre de l’intérieur et sans la moindre des garanties judiciaires associées par exemple aux écoutes téléphoniques – n’importe quel courrier électronique ainsi « scellé », pour peu qu’il ait été crypté par un logiciel ayant reçu l’agrément de l’État.
Le gouvernement joue ainsi sur deux tableaux: non seulement il utilise le sentiment de peur qui anime peu ou prou toute la société quand on parle de terrorisme, mais il sait aussi que le débat sur la cryptographie est un débat technique dont le grand public n’a pas conscience et qu’il n’est pas de ceux qui soulève les foules (on attendra pour ça d’avoir la preuve que tous les écrits d’un homme public auront été lus à son insu par les services de Matignon, sans doute).
Pourtant la chose n’est pas si complexe: en limitant la possibilité de crypter son courrier, l’état applique au courrier électronique une règle qu’il est facile d’adapter à un domaine mieux connu. C’est exactement comme si le gouvernement édictait une loi selon laquelle une copie des clés de tous nos appartements devait être déposée auprès d’une organisme chargé de les fournir à la justice pour faciliter des perquisitions faite à la seule demande du premier ministre.
Ni plus, ni moins.
La charge de la preuve
Ce qui se veut un débat technique réservé aux initiés constitue en fait une dérive bien plus grave qu’elle n’en a l’air.
Lorsqu’on répond à ceux qui s’inquiètent de cet article et du manque de garanties judiciaires que « si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre », on nie en fait toute la notion de présomption d’innocence: ce n’est plus à l’accusation de prouver votre culpabilité, mais à vous, en offrant votre intimité au gouvernement, de lui prouver que vous n’avez rien à cacher. C’est parfaitement inconstitutionnel, et j’ose espérer que ceux qui nous dirigent le savent.
La charge de la preuve est donc inversée et c’est à l’innocent de prouver qu’il n’est pas coupable en donnant accès à son courrier à toute personne chargée par Matignon de le surveiller. Matignon acceptant, dans sa magnanimité, de ne transcrire que les correspondances « intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées ». Après les avoir lues, ces correspondances, bien entendu.
L’ajout d’amendements à un texte qui passe en seconde lecture est d’ordinaire limité à quelques cas définis pas le Conseil Constitutionnel. Mais comme le signale Jean-Pierre Schosteck, rapporteur du texte au Sénat : « la gravité de la situation actuelle et la modification du contexte dans lequel se déroulait la discussion du projet de loi justifie le recours à des procédés exceptionnels ».
Et qui voudrait s’opposer à des ajouts de dernières minutes qui permettront peut-être d’empêcher les terroristes de coder leurs échanges au point de les rendre indéchiffrables ?
Mais à qui l’État veut-il faire croire qu’un terroriste ira respecter une telle loi et ne posera pas sur sa porte un blindage capable de résister au meilleur serrurier, s’il pense que ça peut être utile à sa cause ? Est-ce qu’un terroriste hésitera parce que, ce faisant, il risquerait 3 ans de prison, ou est-ce qu’il considérera qu’il vaut mieux risquer 3 ans de prison plutôt que 20 ans, dans le meilleur des cas ?
Si je suis sûr de quelque chose, c’est bien de ceci: les seuls citoyens dont le courrier pourra être ouvert par l’état seront les citoyens qui n’ont rien à se reprocher. Je le sais. Le gouvernement le sait.
Maintenant, vous le savez aussi. Vous savez que ce texte est inutile, qu’il ne peut servir qu’à lire tout courrier électronique émis par vous et moi, mais sûrement pas à intercepter un terroriste. Vous savez aussi que le gouvernement est conscient de ce fait mais qu’il défend bec et ongles sa position.
Maintenant, vous aussi vous pouvez, comme moi, vous demander pourquoi.
La conservation des données de connexion
Un autre article de la LSQ traite d’Internet, et contraint les opérateurs (trop heureux de disposer d’une telle manne d’informations personnelles dont le texte prévoit par ailleurs qu’ils pourront les utiliser pour « réaliser des traitements informatisés en vue de commercialiser leurs services ») à conserver les données de connexion pendant une durée d’un an.
La motivation est explicite: selon le gouvernement, et sans qu’il ne daigne en fournir la moindre preuve, « Les événements récents ont démontré que l’utilisation des moyens de télécommunications, des réseaux numériques et de l’internet étaient au coeur des échanges d’informations entre les membres d’un réseau terroriste. Les données techniques relatives à ces communications sont autant de «traces » laissées par les intéressés dans le monde virtuel, comme le seraient des empreintes ou des indices dans le monde réel. ».
Comme c’est bien dit: qui donc irait s’opposer à ce que nos bons fournisseurs d’accès conservent ces «traces» qui permettront à la justice de punir les méchants terroristes ? Même la CNIL, qui avait rendu un avis défavorable sur ce texte avant la guerre, n’ose plus rien dire aujourd’hui face à la menace terroriste et à la garantie ainsi donnée aux force de l’ordre de remonter leur trace.
A condition, bien sûr, que les terroristes (stupides, évidemment) utilisent pour se connecter à l’Internet les services de ces mêmes fournisseurs. Nul ne peut imaginer une seule seconde qu’un terroriste aurait l’intelligence de choisir un fournisseur d’accès à l’étranger (même l’Afghanistan dispose du téléphone): les appels internationaux coûtent trop cher pour les terroristes.
Nul ne peut penser un seul instant qu’un terroriste ira envoyer ses messages sous couvert de l’anonymat complet vendu par le moindre cybercafé, personne n’imagine qu’ils iront connecter leurs ordinateurs portables à la première cabine téléphonique venue: il est certain qu’il préfèreront économiser quelques centimes et utiliseront les services de Wanadoo depuis leur douillet domicile, risquant ainsi d’être fichés, tracés, à l’instar de tous les citoyens de France qui utilisent les numéros d’accès les moins chers qu’ils peuvent trouver.
Le droit à l’anonymat est ainsi soumis d’abord au droit des entreprises de faire des bénéfices. Ne pensez pas qu’un jour une visite sur un site un peu trop critique contre le gouvernement sera ajouté à votre dossiez aux RG: il ne s’agit, vous l’avez compris, que de mieux faire la chasse à ces terroristes en chambre dépourvus de la moindre imagination.
Mais bien sûr.
J’ai honte de voir le gouvernement prendre à ce point ses citoyens pour des imbéciles. J’ai honte de devoir dire ici qu’encore une fois, les seuls qui seront suivis à la trace et constitueront le fond de commerce des vendeurs de fichiers seront ces mêmes citoyens.
La honte
J’affirme donc que le discours du gouvernement est un tissu de mensonges éhontés qui, en temps de paix, aurait sans le moindre doute été soumis au Conseil Constitutionnel par une opposition trop contente de pièger la majorité en période électorale, et abrogé par les sages.
J’affirme que le gouvernement savait que la mobilisation des associations de défense des droits de l’homme, les mêmes qui signent aujourd’hui des pétitions sans espoir (http://www.lsijolie.net/article.php3?id_article=68) contre la Loi sur la Société de l’Information en préparation, et dont ces articles ont été tirés, le forcerait à devoir reculer.
J’affirme donc que le gouvernement utilise la guerre pour faire voter des textes inconstitutionnels en profitant du fait qu’en période de guerre, toute opposition politique est un suicide médiatique.
Notre gouvernement, qui prépare ce texte depuis de longs mois et qui savait qu’il aurait à faire face à une opposition citoyenne et politique, profite de la guerre pour faire passer des lois dont il connait l’inconstitutionnalité.
Le bénéfice qu’il entend en tirer, lui seul le connait. Tout au plus peut-on rappeler que le lobby militaire a toujours été fermement opposé à la libéralisation de la cryptographie. Tout au plus peut-on répéter que les données de connexions représentent des milliards de francs lorsqu’elles sont traitées et utilisées comme source d’information pour les publicitaires.
Je sais tout ça. Et j’ai honte. Maintenant, vous le savez aussi.