Avr 282010
 

Evacuons l’aspect parano du bidule: je ne peux pas m’empêcher de penser que les promoteurs de ce fameux « droit à l’oubli » sont ceux qui ont le plus de choses à faire oublier.

Bien sûr il y a quelques exemples de simples quidams qui voient leur vie détruites par un(e) ex qui diffuse des photos privées. De même qu’il y a toujours un fait divers qui justifie telle ou telle loi répressive. Mais comment ne pas se souvenir que les casseroles de nos politiciens sont bien plus lourdes à porter  que celles des simples citoyens que nous sommes ?

Un élu pris en possession d’images pédophiles, d’autres élus dont le passé délinquant de voleur de simca 1000 ressort des années plus tard, et plus légèrement (mais pas moins important) tout un tas de petites preuves des mensonges, promesses non tenues, propos déplacés ou racistes. Toutes ces choses qu’on trouve sur Internet et dont le rappel incessant dérange ceux qui nous gouvernent.

Et qui veulent ce « droit à l’oubli ».

Comment ne pas faire le parallèle ?

Passons.

Plus généralement, il suffit de remettre les choses en contexte pour s’apercevoir que ce pseudo droit n’est qu’une variation du manque d’éducation du public à ce véritable droit qu’il a récemment acquis: le droit à la liberté d’expression.

La chose a été dite et redite, y compris par votre serviteur: il n’existait pas, avant qu’Internet ne soit devenu un outil largement disponible, de véritable droit de parole publique. Nos textes fondamentaux le prévoyaient, oui, mais dans les faits il n’existait aucun media suffisament facile d’accès pour que  chacun puisse se dire « oui, je peux publier si je le souhaite ».

La prise de conscience liée à une telle révolution est lente à se faire: beaucoup considèrent encore que, lorsqu’ils utilisent le réseau pour publier, ils le font auprès d’un cercle restreint de proches. Il n’est pas si facile de s’approprier un nouveau droit, et encore moins de s’investir des responsabilités qui vont avec.

Quand on a été éduqué pour ne prendre la parole qu’après l’accord de la maîtresse, une fois qu’on l’a dûment demandée en levant la main. Quand on est élevé pour se taire devant la télé, puis pour « donner sa voix » à un représentant  et se taire ensuite. Quand on a été formé à lire ou écouter les avis des penseurs  accrédités par les medias classiques sans pouvoir leur répondre autrement que devant la machine a café, il est bien difficile de se faire à l’idée qu’on peut (qu’on  doit ?) s’exprimer librement, sans censure préalable, devant le public le plus  large qui soit.

Reste ensuite à faire le pas suivant: toute liberté ne va qu’avec une responsabilité dont – visiblement – les tenants du droit à l’oubli ne souhaitent pas se charger. S’exprimer sur Internet ne va qu’avec le devoir de mémoire qui accompagne toute prise de parole publique. Et dans le cadre ancien des medias classiques, on a vu se développer des banques de mémoire (Bibliothèque  Nationale, INA…) pour garantir cette mémoire.
Car le poids d’une parole accessible à chacun ne peut aller sans l’énorme responsabilité d’assumer ses propos y compris des années plus tard, alors même que tel leader écologiste souhaiterait que tous oublient, par exemple, qu’il a tenu des propos ambigus sur la sensualité des plus jeunes. Mais ce n’est pas possible, et il faut vivre avec: car ce qui a été dit en public ne peut plus être effacé non seulement de la mémoire des vivants mais aussi de celle de leurs  descendants.

Tel est le prix dont il faut accepter de s’acquiter pour bénéficier – enfin – de la liberté d’expression. Et il est lourd, et c’est parce qu’il est lourd que cette liberté  est aussi belle, aussi grande, aussi exceptionnelle.

Se priver de le payer rendrait désormais vulgaire et sans importance les prises d’opinions, où qu’elles soient publiées, et d’abord sur Internet puisque les  tenants de l’oubli veulent justement le restreindre à ce média.

Pour mieux remettre à son ancienne place l’expression du public ?

 Posted by at 15 h 23 min

  9 Responses to “Droit à l’oubli, devoir de mémoire.”

  1. Bien vu, merci Laurent.

  2. Tout d’abord, ce « droit à l’oubli », ça m’a tout de suite fait penser au film « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » (un de mes films préférés). Ce film traite de ce sujet, mais au niveau du cerveau (humain). Vouloir oublier n’est peut-être pas une si bonne idée que ça…

    Ensuite, ce souhait de vouloir qu’on oublie, c’est comme cette volonté d’écarter la totalité des dangers (en particulier pour les enfants : vouloir que jamais ils ne soient exposés au moindre danger). C’est la meilleure façon pour ensuite ne pas savoir faire face, pour être désemparé… pour ne pas apprendre en fait ! D’ailleurs, c’est amusant de constater que, quand ça concerne les adultes, ils crient à l’abus… que le « principe de précaution » c’est n’importe quoi… Alors, il faudrait savoir ! Oui, savoir être raisonnable : ne pas prendre des précautions excessives (mais savoir prendre des précautions tout de même). Et vouloir qu’on oublie, c’est un peu excessif quand même !

    Enfin, oui, je crois que c’est aussi un peu une question d’éducation. Savoir pardonner, admettre que les gens peuvent changer, évoluer… c’est curieux, parce que pourtant on dit bien qu’on apprend de ses échecs, que quelqu’un qui a fait une erreur a moins de chance de la faire une seconde fois… Et puis, cette éducation s’accompagne de principes (qui existaient pourtant bien avant Internet) : on ne dit par exemple pas des choses sur quelqu’un s’il ne peut pas se défendre (avant Internet, c’était quand il était absent)… ça voudrait dire que, sur Internet, il ne faudrait par exemple pas trop empêcher un droit de réponse (même juste un lien vers ce droit de réponse).

    Internet est relativement jeune quand même. Et j’ai plus confiance en une « étiquette » (comme aussi la « nétiquette ») que dans un « truc » juridique… oui, je crois que ne pas respecter les bonnes manières, c’est encore plus mal vu et ça a plus d’influence que de ne pas respecter la loi. Il faut bien reconnaitre que l’éducation c’est quelque chose de bien plus répandu que la connaissance des textes de loi !

  3. Comme vous le dites, utiliser cette liberté d’expression implique d’assumer de lourdes responsabilités: tout ce qu’on dit, ce qu’on fait en public ne s’efface pas, qu’on le souhaite ou non. Et c’est comme si Internet était là pour matérialiser ce fait. On ne peut confondre le terme « liberté » dans « liberté d’expression » avec « légèreté », en tout cas…

    Quand une personne voudrait bénéficier du « droit à l’oubli » parce qu’elle craint (apparemment) le jugement de la masse de gens qui peuvent avoir connaissance de son passé, et notamment de ses erreurs ou fautes passées, on peut comprendre cette volonté, certes. Quoiqu’on peut se demander si cette crainte est réellement justifiée, étant donné que si la personne en question regrette sincèrement ses actes ou ses dires, il est tout à fait possible pour elle d’assumer et d’affronter le regard des gens. Même s’il y en a toujours qui réagissent de manière… impolie. D’ailleurs, n’est-il pas plus important de se faire pardonner que de faire oublier? On pardonne mais on n’oublie pas, n’est-ce pas?

  4. (Attention ! réflexion un peu décousue, au fil de ma pensée ; ça me prendrait trop d’espace et de temps pour tout éclaircir, organiser, et présenter… Tant pis.)
    (mode coming out) Quand j’étais petit, en primaire, j’ai fait… pipi dans l’encrier d’un copain ! (/) Méchante blague. Et maintenant qu’elle est écrite, quelle forme de justice va donc me rattraper demain, puisque l’oubli n’existe plus…?
    Je sais, c’est caricatural. Mais c’est aussi pour dire qu’il ne faut pas oublier l’autre composante de nos personnes : celle de l’évolution de nos « âmes », de nos états de personne. Bien sûr ne rien oublier du passé d’autrui qui est porté _honnêtement_ à notre connaissance. Mais aussi, user de cette honnêteté, qui est un devoir, pour chercher en quoi une personne aujourd’hui serait encore redevable, ne serait-ce en explication, de ses actes, de tous ses actes d’hier. La Justice fonctionne, au travers de la notion de Sentence, et par son exécution, sur le droit au Pardon, me semble-t-il. Il ne s’agit pas d’oubli, mais de transcendance : la peine exécutée, on n’oublie pas l’histoire, mais il y a eu réparation, et c’est la haine qui dot être oubliée (Bien sûr ceci est un schéma de justice idéale ; mais c’en est aussi un des Principes Fondamentaux, non ?). Si d’une mémoire omnisciente et totalement partagée des faits /publics/, nous devons un jour bénéficier, elle devra s’accompagner d’une solide éducation à la sagesse. Je ne veux pas dire qu’on devra absolument mener une vie sainte et irréprochable, qui le pourrait ? qui en voudrait ? et surtout quels critères absolus nous diraient être dans le « vrai » ? Alors quelle sagesse ? Juste un regard sur le passé, éclairé, apaisé, a priori plus bienveillant que… critique, accusateur, négatif. Nous ne devons surtout pas devenir tous, les juges de nos concitoyens. Non, nous aurons plutôt à reprendre notre place d’individus, de personnes, dans cette collectivité qui est NOTRE société, société qui elle, incarnée par nos élus les politiciens et tous ceux « fonctionnaires » (au sens premier) qu’elle emploie pour… fonctionner précisément (et fonctionner à accroître notre profit social !), elle devra alors être devenue vraiment transparente. Je veux dire transparente dans le fonctionnement des institutions. Puisque tout acte institutionnel a une portée jusqu’à chacun d’entre nous…

  5. Vision de court terme sauf erreur. Le droit à l’oubli des personnes publics a été assuré de temps immémoriaux, et seulement la fin du vingtième siècle a mis en route l’archivage massif de la TV, du Web…
    La renaissance a eu lieu sans archivage de la parole politique, on ne se portait alors pas plus mal de l’archivage des actes plutôt que des paroles.

    Sans préjuger de l’intérêt ou du risque d’un droit à l’oubli, voir dans ce qui reste une nouveauté à l’échelle de l’Histoire une sorte loi universelle liant parole publique et postérité me paraît relever d’un raccourci vertigineux. Alors le devoir de mémoire…

  6. […] un article intitulé Droit à l’oubli, devoir de mémoire, Laurent Chemla, pionnier de l’internet en France et auteur des mémorables Confessions d’un […]

  7. C’est quand même marrant que dans la rubrique A Propos il n’y ait aucune mention de votre participation à Gandi, et du fait que vous avez revendu cette affaire pour des millions il y a quelques années. Sympa les chats errants, mais pourquoi l’aventure dans le terrain bien juteux du capitalisme ne serait-elle pas à sa place dans tout ce site? Difficulté d’assumer le fait d’être devenu rentier en « vendant du vent » (cf votre livre http://www.confessions-voleur.net/)?

  8. […] Chemla est l’auteur de confessions d’un voleur. Préparant des petits choses sur les problématiques du droit à l’oubli, je reviendrai vers ses publications dans les prochaines […]

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