Août 031995
 

A la suite de la parution, dans le numéro 1 de ce magazine, d’un article traitant de l’ouverture d’Internet au grand public, j’ai reçu de nombreuses demandes d’explications. Je vais tenter  ici de m’exécuter.

Petit cours de Démocratie.

Je suis un grand nerveux, et un grand consommateur d’information. Sur mon bureau, il y a une petite radio qui passe France-Info toute la journée. Depuis quelques mois, j’entends de  plus en plus souvent le mot Internet dans le poste, associé le plus souvent au mot « démocratie ». Ca m’énerve et voici pourquoi:

La « démocratie » c’est quand le peuple exerce le pouvoir.

Avez vous jamais eu l’impression d’exercer un quelconque pouvoir sur Internet, en tant que ‘peuple’ ? Moi pas.

En France non plus remarquez. Mais la France n’est pas une démocratie directe, ou le peuple  exerce le pouvoir. En France, on élit des représentants du peuple, qui exercent le pouvoir au nom de celui-ci.
Avez-vous déjà élu des représentants sur Internet ? Moi pas.

Sur Internet, qui exerce le pouvoir, si ce n’est ni le peuple ni ses représentants ? A ma connaissance, personne.

Qu’est-ce donc qu’une société ou aucun pouvoir n’impose sa morale aux citoyens? Ca  s’appelle une « anarchie ». Je sais, ce mot fait peur à beaucoup.

Pourtant c’est celui-là qui est adapté à la situation, et si des journalistes de France-Info lisent  ceci, j’apprécierais énormement qu’ils en tiennent compte, ça aiderait à faire baisser ma  tension artérielle.

Petit cours d’Anarchie.

Je suis certains que certains auront réagit aux mots « morale imposée » dans le paragraphe précedent. Il y a la netiquette, sur Internet, et les citoyens essayent tant bien que mal de la  faire respecter. C’est vrai. Mais nous revoilà avec un problème de langue française: la morale  et l’éthique sont des mots différents, qui representent des choses différentes. La morale, ce sont les limites imposées par la société. L’éthique, ce sont les limites qu’on s’impose à soi-même.

Dans une anarchie, c’est l’éthique qui permet la coexistence. Sans elle, il n’y a plus que le  chaos. Ne pas respecter la netiquette parcequ’on a une éthique déficiente, c’est vouloir que le  chaos s’installe sur Internet, c’est vouloir la mort de cette société-là. Il ne faut pas  s’étonner que les citoyens des réseaux aient du mal à laisser passer ce genre de choses: ils y tiennent, à leur société.

C’est donc d’une « anarchie » qu’il s’agit. Pour qu’une anarchie fonctionne, il faut que ses citoyens aient une « éthique », et que celle-ci soit compatible avec les limites physiques de  cette société. Voilà pourquoi, au fond de moi-même, je suis contre l’ouverture d’Internet au  grand public. Le grand public a peut-être une morale parfaite, mais son éthique n’est pas  adaptée à la société des réseaux, parceque le ‘grand public’ n’a aucune notion de ce que sont les limites physiques de cette société.

Petit cours d’Internet.

Certaines de mes positions devraient être éclaircies, à présent.

Pourquoi, par exemple, je n’aime pas NetScape: NetScape impose aux réseaux une surcharge inutile, au prétexte de permettre au client d’aller plus vite. C’est très bien pour le client, mais  la surcharge est un mal pour la société entière. Mauvaise éthique. NetScape ne respecte pas  les normes définies par la communauté, pour que le client ait un écran plus joli. C’est très  bien pour le client, mais les logiciels qui respectent les normes, et qui sont gratuits, eux, ne  peuvent afficher les pages prévues pour NetScape. Mauvaise éthique.

Pourquoi, par exemple, je suis contre l’ouverture d’accès à Internet depuis des sites  commerciaux, tels que Compuserve: leurs clients peuvent accéder aux ressources du Net,  mais le Net n’a aucun moyen d’accès aux services de Compuserve. La réciprocité est une des  bases d’Internet. Sans elle, point de réseau: ils faudrait que chacun puisse facturer à tous ses  voisins les paquets qu’il transporte pour eux, que chaque service soit taxé.. La réciprocité,  qui permet de dire: « je fais passer tes paquets gratis si tu fais passer les miens » a permis la  naissance d’Internet. Le services non-coopératifs qui se créent aujourd’hui sont l’annonce de  sa mort. Mauvaise éthique.

Pourquoi, par exemple, je suis contre l’ouverture d’Usenet aux nouveaux venus qui y  accèdent à travers ces nouveaux providers commerciaux. Ces clients ont payé pour un  service, ils entendent l’utiliser à leur fin, ce qui est normal quand on achète quelque chose.  Mais voilà, si on utilise Usenet n’importe comment, alors Usenet devient inutile, le rapport signal/bruit diminuant de façon drastique. Et Usenet disparait, à terme. Mauvaise éthique.

L’argent du beurre.

Jamais jusqu’à présent nous n’avions eu la preuve que l’anarchie, dans une société fermée,  pouvait donner des résultats concrets. Ces résultats sont là aujourd’hui, avec Internet.  Bravo.

Le commerce, voyant cette réussite, tente d’en tirer profit. Parfait, c’est son travail. Mais  cette volonté de profit, si elle permet à nos sociétés capitalistes de bien fonctionner, est une  mauvaise chose dans une société anarchiste. Les gens qui veulent la commercialisation  d’Internet devraient se poser la question, avant qu’il ne soit trop tard, de savoir s’ils veulent sa disparition. Ou s’ils ont pensé au fait qu’on ne passe pas impunément d’un modèle  anarchiste à un modèle capitaliste sans préparer à l’avance des solutions de remplacement  aux méthodes coopératives qui ont permis la naissance d’une utopie réussie.

Je crois que ces méthodes n’existent pas. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent. Nous  avions le beurre, nous ne l’aurons plus demain. Je me bats contre cet état de fait, pas contre le ‘grand public’.

Et je ne suis pas communiste, pour ceux qui auraient mal compris. Tout juste anarchiste des réseaux, ou mieux encore, écologiste des réseaux, puisque je tente de tirer le signal d’alarme  avant que la construction sauvage ne détruise notre délicat biotope.

  One Response to “Petit cours de Démocratie”

  1. Celui-ci, je l’assume (bien obligé), mais j’ai honte.

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