Juil 012000
 

L’Internet, un immense espace de non-droit ? Faut-il, d’urgence, et à tout va, légiférer ? Vision naïve : la loi s’applique là, comme partout. Vision dangeureuse, car menaçant ce qu’apporte de spécifique et précieux l’Internet : le droit à la liberté d’expression.

En informatique comme ailleurs, on aime appeler les techniciens sclérosés dans des certitudes dépassées des « dinosaures ».

Je suis un dinosaure d’Internet. Je me souviens d’une époque révolue, si lointaine qu’il est ridicule d’en mentionner la distance dans le temps. Une époque pleine d’utopies, de rêves, de « science sans conscience » diront certains.

Un passé dépassé depuis cinq ans. Autant dire l’éternité, dans un milieu si mouvant.

Il y eut un avant et un après.

Un avant le Web, où certains imaginaient qu’un jour chacun aurait accès à cet outil fabuleux qu’ils créaient, un outil capable de relier les hommes entre eux, de permettre des économies d’échelle jamais réalisées permettant la mise en commun de tous les fonds documentaires, le débat à l’échelle mondiale, la liberté d’expression pour tous, pour un coût sans rapport avec l’existant.

Et un après l’invention du Web, où l’on vit avec horreur un jeune loup développer un « Web Louvre » qui regroupait quelques images de peintures sans cohérence et se faire engager aussitôt par une grande entreprise. Un après où l’on vit l’espace de nommage d’Internet (qui permet d’associer un nom « www.bidule.com » à un site Web) devenir du jour au lendemain un produit commercial délégué par l’État américain à une entreprise au lieu d’un service gratuit rendu par la communauté à la communauté. Où l’on vit en fait l’État (américain) se désengager complètement du financement du réseau en tablant sur l’arrivée du commerce.

Où l’on vit les premiers fournisseurs d’accès grand public ouvrir les portes de ce réseau à tout un chacun : un rêve qui devenait réalité pour ceux qui n’avaient pas la chance de travailler dans une université.

Où l’on vit les médias parler, enfin, de cet outil qu’on essayait désespérement de médiatiser de proche en proche depuis si longtemps, parce que riche de promesses sociales, de responsabilités et de ressources librement partagées, de rêve enfin.

Et les médias nous en parlaient comme d’un repaire de néo-nazis pédophiles et pirates, capable du pire mais jamais du meilleur. D’un espace de non-droit dont le seul futur possible passait par la régulation étatique.

Et les premiers fournisseurs d’accès commerciaux vendaient Internet comme on vend un tapis, sans explication.

Bien sûr, dans ce contexte, il ne fut guère surprenant de voir la Justice s’intéresser très vite à cet étrange objet. De mémoire, il ne fallut que quelques mois entre le « Les juristes, dehors ! » prémonitoire d’un autre dinosaure et la mise en examen de deux fournisseurs d’accès français pour diffusion d’images pédophiles (un procès qui vient seulement, après trois ans, de se résoudre en un simple non-lieu).

Pourquoi prémonitoire ? J’y viens, après ce long préambule antédiluvien.

Internet et droits de l’homme

Internet, c’est tout à la fois. Un moyen de faire du commerce électronique, s’il faut écouter les médias, les politiques et la Bourse. Un moyen de dialoguer avec des inconnus, ou de perdre devant son écran toute vie sociale, s’il faut croire certains sociologues. Un moyen de jouer. Un moyen de téléphoner moins cher. Un moyen de chercher de l’information. Une télé et une radio.

Mais c’est aussi autre chose.

Ça semble toujours pédant, mais c’est quand même utile de citer et de relire attentivement l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen :

« la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ; sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi. « 

Internet est pour moi d’abord et avant tout le premier outil qui permet l’exercice de ce droit fondamental longtemps resté totalement inaccessible au grand public : le droit à la liberté d’expression.

Je suis toujours surpris de choquer en affirmant ce qui précède. Pourtant, comment moi, citoyen lambda, aurais-je pu m’adresser à des millions de lecteurs potentiels avant de disposer d’un accès à Internet ?

Par la Presse ou l’Édition ? Encore fallait-il trouver un journal ou un éditeur qui accepte de publier ma prose. Une bien grande liberté que celle qui repose sur la volonté d’autrui, et qui de plus le rend responsable de ma propre parole.

Par l’auto-édition ? Mais il faut beaucoup d’argent pour publier des milliers de livres. Où est la liberté qui ne concerne que les riches ?

En criant dans la rue ? Même à Time Square, on ne s’arrête guère que pour rire de ceux qui utilisent cette liberté, et le public est quelque peu restreint comparé à celui d’un site Web ou d’un forum de discussion public.

Sur Internet, je peux publier moi-même, sans intermédiaire, en toute responsabilité, en disposant d’un lectorat potentiel sans limite, n’importe quelle opinion.

Un droit constitutionnel (la DDHC fait partie intégrante de la Constitution française) existait dans les textes. Avec Internet il existe dans la réalité. Il y a eu pour moi des avants et des après. Mais c’est ce paradigme là que je retiens, c’est celui là qui me plaît, c’est celui-là que j’entends protéger d’abord, tout en essayant de tenir compte de tous les usages du réseau.

Internet est un espace de non-droit

Combien de fois avez-vous lu cette affirmation ? Moi je l’ai lue et entendue tant et tant de fois que j’en ai perdu le compte.

De quel non-droit parle-t-on ? Internet est un espace multiple. Il renferme de l’information, de l’expression publique ou privée et du commerce, pour ne citer que les activités les plus communes.

Toutes ces activités, et toutes les activités envisageables au travers d’un outil tel qu’Internet, sont soumises à des lois. Des lois qui existent, des lois applicables et, le plus souvent, appliquées.

L’information dépend de la loi du 29 juillet 1881, tout comme l’expression publique. L’expression privée relève de la sphère privée, justement. Quand au commerce, je me vois mal citer ici toutes les lois qui le concernent.

Où est le vide ? On constate plutôt un trop-plein, tant il est difficile de savoir si Internet est un média audiovisuel, dépendant de la loi sur ces médias et du CSA, un organe de presse ou d’expression publique, dépendant de la loi sur la presse, ou encore tout autre chose.

Et je me limite ci-dessus aux lois françaises. Parce qu’Internet ne connait pas les frontières et qu’un contenu public y est normalement accessible depuis n’importe quel point du globe, on peut parfaitement envisager qu’un contenu parfaitement légal en France soit totalement illégal dans un autre pays et qu’un ressortissant iranien puisse porter plainte dans son pays contre un site français qui serait illégal en Iran. Il en aurait parfaitement le droit.

Alors, un « vide » juridique ? Vraiment pas.

Est-ce à dire que tout contenu se doit de respecter toutes les lois de tous les pays ? Evidemment non. A moins de publier un document illégal en Iran, d’y être poursuivi et de vouloir ensuite aller y passer ses vacances, un Français n’a à se préoccuper que du respect des lois de son propre pays.

Et les lois existent et sont applicables dans presque tous les cas.

La disparition des frontières

Il est difficile pour l’utilisateur de savoir à qui il s’adresse sur Internet : www.societe.com est-il le site d’une entreprise française ou américaine ?
La question a son importance : si vous commandez (par correspondance, évidemment) un objet à cette entreprise, vous aurez, selon la loi française, sept jours pour annuler votre commande. Mais comment ferez-vous appliquer ladite loi si l’entreprise à qui vous passez commande relève du droit américain ?

Aucun doute à avoir : la loi vous protège. Mais aucun doute non plus : cette protection est toute théorique lorsque vous traitez avec une entité qui ne relève pas du droit français. Même le Ministère de l’économie et des finances vous met en garde contre les achats faits par Internet à l’étranger (http:www.finances.gouv.fr/cybercommerce/conseils/achat.htm).

Et cet exemple est très loin d’être unique. En particulier se pose la question des différentes législations nationales concernant la liberté d’expression : les contenus légaux dans certains pays sont considérés comme des délits dans d’autres. Et ça ne concerne pas que Yahoo et ses croix gammées : si vous avez sur votre site une photo un peu dénudée de votre petite amie, vous pourriez bien vous retrouver sous les feux de l’actualité quand une association religieuse américaine portera plainte contre vous.

Même le droit d’auteur est protégé différement selon les pays. Le Brésil par exemple garantit les droits de ses ressortissants mais autorise le pillage de toute oeuvre d’un auteur étranger. Et j’en ignore certainement beaucoup encore.

Voilà pourquoi, même quand les lois existent et sont applicables, elles sont dans la pratique sans grande valeur véritable pour le simple citoyen qui ne dispose pas d’un service juridique à même d’aller faire appliquer des décisions judiciaires françaises à l’étranger…

Il est clair que, dans ce domaine comme dans celui de la télévision satellite, la disparition des frontières donne un coup d’accélérateur à tout ce que la mondialisation a d’effrayant : nos lois sont issues de notre histoire et de notre culture. Cette mondialisation conduit à leur disparition de facto au profit d’un vide factuel, sinon théorique. Et le vide, dans le domaine légal, ne profite qu’aux puissants, jamais aux faibles.

C’est pourquoi il ne faut pas rejeter l’existence des instances supranationales telles que l’OMC, mais au contraire chercher à obtenir un meilleur contrôle citoyen des décisions que prennent ces entités : parce que seules des lois transnationales imposées par les volontés populaires peuvent protéger le citoyen dans un contexte de mondialisation. Encore faudra-t-il éviter ce faisant de heurter les sensibilités nationales, et ne pas non plus aller vers l’harmonisation a minima, ou l’adoption par tous de la loi du plus fort.

Il aura fallu vingt ans de débats pour que le droit maritime mondial devienne une réalité. Espérons qu’il faudra moins longtemps pour qu’existe un droit transnational sur Internet, et que la France sera en position d’imposer des règles de protection au moins égales à celles que nous connaissons, au moins en ce qui concerne le commerce. Mais n’oublions pas que d’autres pourraient bien vouloir nous harmoniser nous sur des règles bien moins protectrices, à ce petit jeu de vouloir imposer notre vision au reste du monde, on peut très vite se retrouver perdant.

Et si vous pensez qu’il est naturel que, lorsqu’un tribunal français vous donne raison, le méchant soit puni par la justice de son propre pays (au nom de l’entraide judiciaire internationale), n’oubliez pas qu’il vous faudra accepter d’être jeté dans une prison française pour avoir été condamné par un tribunal étranger, sans que vous ayiez pu vous défendre aisément, et sans aucune des garanties du système judiciaire français.

La seule façon d’éviter cet écueil serait l’harmonisation des lois et des systèmes judiciaires de tous les pays. Un rêve, ou un cauchemar ? A vous de juger.

Au final je ne saurais mieux dire que ceci : Internet est un outil formidable qui permet une ouverture sur le monde encore jamais atteinte.

Mais n’oubliez jamais lorsque vous profitez de cette nouvelle liberté qu’elle vous met en contact avec des citoyens d’autres pays, qui ne sont pas soumis aux mêmes rêgles que vous-mêmes. Si vous êtes bel et bien protégé quand vous restez en France ou que vous traitez avec des ressortissants français, parce que nos lois s’appliquent en long et en large dans le cadre national y compris sur Internet, elles n’ont pas plus d’efficacité sur le marchand de CD pirates russe que sur le vendeur de tee-shirt de Manille à qui vous avez acheté un stock de fringues importables pendant vos dernières vacances : contre lui non plus la justice française ne pourra pas grand chose, et pourtant nul ne parlera de « vide juridique » dans ce cas là.

L’expression publique

Ce qui caractérise toutes les lois françaises qui concernent l’expression publique, c’est la responsabilité.

Il n’est jamais possible de s’exprimer en public sans qu’un responsable de la publication soit identifiable, sinon identifié a priori. C’est la raison d’être du poste de responsable de publication dans la presse, c’est la raison pour laquelle toute affiche ou tract doit faire mention de l’imprimeur et du responsable de publication.

La contrepartie, pour la presse, c’est que le journaliste a le droit inaliénable de ne pas dévoiler ses sources : il prend lui-même la responsabilité de ses écrits, et son directeur de publication avant lui.

La contrepartie pour le citoyen qui utilise Internet pour exercer son droit inaliénable à la liberté d’expression… J’y viens.

Sur Internet, l’identification a priori a longtemps été le cheval de bataille des tenants de l’ordre parfait : il s’agit pour eux d’affirmer l’obligation légale de déclaration préfectorale avant toute ouverture de site Internet, qui s’apparenterait dès lors à un média audiovisuel tel que la loi le décrit, et qui serait soumis aux pouvoirs du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel.

Le récent amendement Bloche à la nouvelle loi sur l’audiovisuel, sur lequel je reviendrai, fait sortir l’activité d’intermédiaire technique sur Internet du cadre des services de communications audiovisuels soumis à la régulation du CSA.

Et c’est tant mieux : comment imaginer que le CSA puisse un jour demander à un simple citoyen de respecter l’égalité des temps de parole politiques en période électorale, pour ne citer que cet exemple d’une loi à l’évidence inapplicable au niveau de l’individu ?

Car tout les débats qui ont lieu autour d’Internet semblent toujours poser la même question, lorsque les volontés de régulation se font trop fortes : si les lois préalables à l’existence du réseau avaient des raisons d’être réelles, ces raisons disparaissent aujourd’hui pour ne laisser que la seule volonté de réguler une expression publique qui fait peur à beaucoup.

La garantie de l’égalité des temps d’expression politiques et religieux est une bonne chose, lorsqu’on est limité par le nombre de fréquences hertziennes disponibles : le CSA n’existait que pour éviter le retour au temps d’une ORTF aux ordres du pouvoir en place, ne l’oublions pas. Mais avec Internet (et aussi bientôt avec le numérique hertzien) la rareté des lieux d’expression grand public a disparu. Et avec elle la principale raison d’être d’un organisme de régulation qui, pourtant, fait tout pour conserver son pouvoir passé dans un monde où il est devenu inutile.

Ce qui validait l’existence des anciennes lois sur la Presse (datées de 1881 quand même) était sans doute bien réel à l’époque, mais peut-on continuer à demander à des simples citoyens qui expriment leur opinion personnelle face à un public potentiellement illimité ce qui était demandé à des corporations comme celle des imprimeurs ou des éditeurs, entités commerciales qui seules disposaient des clés de l’expression publique ?

Qu’est-ce qui pourrait motiver qu’on applique à un citoyen les lois spécifiques à la Presse ou aux télévisions lorsqu’il s’exprime sur Internet, et celles relevant du droit commun lorsqu’il s’exprime en dehors du réseau ? A mon sens rien n’impose une telle inégalité. Un citoyen n’est soumis qu’au droit commun, et aucune ’déontologie’ ou aucune ’charte de bonne conduite’ spécifique ne peut lui être imposé qui ne relève pas du strict droit commun.

Pourtant il faut rappeller sans cesse cette évidence à chaque fois qu’un nouveau gouvernement entend réguler de nouveau l’expression des citoyens sur Internet : l’ancien monde a la peau dure et la nouveauté de la liberté d’expression pour tous n’est pas si bien perçue par ceux qui, seuls, en disposaient dans le passé.

Il ne doit pas y avoir de contrepartie autre que le respect du droit commun pour qu’un citoyen de ce pays puisse exercer son droit fondamental à la liberté d’expression. Pas lorsque les moyens d’expression sont devenus largement accessibles à tous les citoyens.

La responsabilité des intermédiaires

Quelques procès retentissants, dont celui d’Altern au printemps 1999, ont vu des personnes, physiques ou morales, porter plainte non pas contre l’auteur d’un délit supposé, mais directement contre l’entreprise qui fournissait à l’auteur un espace sur lequel s’exprimer.

On peut s’en étonner ou pas, selon la façon dont on voit les choses. Mais lorsqu’on sait que, dans certains cas, les auteurs étaient parfaitement identifiés (ou immédiatement identifiables par une enquête de police), on ne comprend pas que les plaignants se soient contentés de poursuivre un intermédiaire.

Sauf, bien sûr, si l’on suppose que l’objectif est plus financier que juridique : il vaut mieux en effet s’attaquer à une entreprise intermédiaire, forcément riche, plutôt qu’à un gamin de quinze ans qui a scanné les photos de son mannequin préféré pour les mettre sur son site Web. Le mannequin n’est pas dans les moyens du gamin.

Seulement voilà : dans les faits, ces intermédiaires sont justement ceux qui permettent la liberté d’expression citoyenne. La technique ne permet pas (encore) à tout un chacun de disposer de son propre site Web sur son propre ordinateur, il faut pour pouvoir publier utiliser des ordinateurs reliés en permanence au réseau : ceux des « fournisseurs d’hébergement ».

Dès lors une question se pose : comment peut-on, comme certains juges l’ont affirmé dans leurs attendus, demander à un « fournisseur de liberté d’expression citoyenne » d’être responsable de l’expression d’autrui, sinon en le transformant, de facto, en juge et censeur de cette expression qu’il devrait assumer lui-même devant la justice ?

Pourtant, si tu veux bien relire l’Article 11, tu y verras que la loi punit, mais n’interdit pas a priori. Un jugement moins obtus, dans le domaine de l’édition littéraire, a d’ailleurs récemment rappelé qu’il fallait attendre qu’un livre soit publié pour pouvoir attaquer son auteur en justice.

Pourtant, la justice n’est pas du ressort des entreprises commerciales et ne doit jamais l’être. Et leur imposer la responsabilité de la parole d’autrui, c’est aussi leur demander de juger la légalité des contenus.

Seulement voilà : l’argument des juges (qui, étonnamment, demandent à d’autres qu’eux-mêmes de juger de la légalité d’un acte) est le plus souvent basé sur la loi du 18 juillet 1881 qui reconnaît une responsabilité éditoriale au dernier maillon identifié de la chaine de publication.

Et dans le cas d’Internet, le dernier maillon c’est toujours celui qui héberge le contenu. Et parce que la technique est ce qu’elle est, ce dernier maillon est toujours identifiable.

C’est en théorie pour mettre fin à cette dérive, qui transformait des commerçants en juges de la légalité des propos d’autrui, que fut rédigé l’amendement de Patrick Bloche qui fut voté en juin 2000.

Mais cet amendement (qui se limitait en première lecture à faire sortir les intermédiaires techniques du cadre des lois antérieures) fut lui-même amendé pour devenir l’inverse : en seconde lecture et lorsqu’il fut voté il prévoyait qu’un intermédiaire devenait responsable dès lors qu’il n’avait pas effectué les « diligences nécessaires » à l’instant où il avait connaissance, de quelque manière que ce soit, d’un contenu illégal. Autant dire qu’il était de nouveau institutionnellement responsable de tout ce que ses clients publiaient, et dès lors un censeur en puissance qui devait au moindre doute fermer les sites de ses clients un tant soit peu dérangeants pour n’importe qui. Car comment aurait-il pu préjuger de la légalité d’un site, n’étant pas juge lui-même, alors même que la constitution prévoit que seule la justice peut dire si une expression est ou non légale ?

Cet amendement amendé fut, heureusement, censuré en partie par le Conseil constitutionnel. Les « diligences nécessaires » ont disparu du texte final, ne laissant comme seules obligations pour les intermédiaires que le respect des décisions judiciaires de fermeture et l’obligation d’identification à priori de tous ses clients (sans qu’aucune peine ne soit prévue en cas de non-respect de cette obligation, ni pour le professionnel ni pour ses clients).

L’identification de l’expression

La question de l’identification, donc, est une question centrale sur le terrain de l’expression publique. Elle est au coeur de la loi sur la Presse, elle est au coeur aussi des lois sur l’audiovisuel, et semble rester la norme en ce qui concerne l’expression des simples citoyens.

Pour les deux premières catégories, l’identification se fait au préalable de toute expression : l’éditeur doit être identifié par l’imprimeur, qui lui-même doit notifier son existence sur chaque document qui sort de ses presses. Et tout organisme relevant de la loi de 1986 sur l’audiovisuel doit faire une déclaration préalable auprès du Procureur de la république.

Avec l’amendement Bloche, la même règle s’applique au citoyen : pour avoir le droit de s’exprimer sur Internet il devra s’identifier auprès de chacun des intermédiaires qu’il utilisera pour s’exprimer.

Outre les difficultés techniques d’une telle identification (auprès de qui doit-on s’identifier lorsqu’on s’exprime sur un forum public, par exemple), cette obligation pose encore une fois un préalable qui n’est pas prévu par la constitution : l’article 11 ne parle que de punir à postériori.

Cette contrainte est motivée par le fait qu’une telle identification permettrait à coup sûr de retrouver l’auteur d’un délit et permet de dédouaner sans risque pour la société tous les intermédiaires. Une sorte de contrepartie donc, mais qui néglige deux points importants : d’abord qu’Internet ne connait pas de frontière et qu’on ne pourra imposer l’identification préalable des citoyens étrangers, et ensuite qu’un citoyen français qui voudra commettre un délit ne le fera pas en s’identifiant au préalable. On s’aperçoit donc que les seuls effets de cette loi sont de permettre aux intermédiaires commerçants la création de fichiers nominatifs (dont la vente est très lucrative) et d’interdire de facto l’existence des intermédiaires gratuits qui ne peuvent avoir l’infrastructure nécessaire à l’établissement et à la vérification de l’identité de leurs clients.

L’amendement dont Patrick Bloche parlait comme du sauveur d’Altern a causé sa fermeture. Altern était gratuit, et cette loi a rendu cette gratuité impossible.

Identification à posteriori et anonymat

Reste aussi que l’identification préalable comme seule garante de la paix civile est un joli leurre : si l’on n’est pas capable techniquement de s’assurer de l’identité d’un intervenant sur Internet à priori de sa prise de parole, il est le plus souvent très simple de remonter à l’auteur d’un propos une fois que ce propos a été publié sur le réseau. Si donc l’objectif est de pouvoir punir à posteriori de l’expression, comme le prévoit l’article 11, l’identification préalable ne sert à rien, sauf à faire disparaitre la concurrence des intermédiaires gratuits et à permettre aux commerçants qui restent l’établissement de beaux fichiers de leurs clients.

La présomption est dès lors très forte de voir derrière l’amendement Bloche tel qu’il fut voté la main des lobbys industriels qui sont les seuls à avoir un intérêt dans ce système. Et l’argument sécuritaire ne résiste pas à l’analyse technique la plus simple.

Reste que, si l’identification a posteriori (celle qui permet à la police et à la justice de retrouver et de punir l’auteur d’un délit) est en général aisée sur Internet, il est des méthodes à ma connaissance infaillibles, et à la portée de tous ceux qui le souhaitent, de s’exprimer en toute impunité sur le réseau des réseaux. Il s’agit de services d’anonymisation : ceux-ci reçoivent des messages dont ils effacent toute les traces permettant de remonter à l’auteur avant de les envoyer à leur destinataire.

La motivation publique de ces « remailers » est la liberté d’expression. Il s’agirait de permettre, grâce à l’anonymat total, l’expression de ceux qui seraient sinon poursuivis pour des délits d’opinion dans leurs pays d’origine.

La pratique au jour le jour permet de constater qu’en fait, ces outils ne sont utilisés que pour commettre des délits. Et comment s’en étonner ?

Parce qu’un message de source totalement anonyme n’est jamais digne de foi, on imagine mal un opposant politique utiliser un tel média pour s’exprimer : qui le lirait ? Qui en tiendrait compte ?

Et surtout parce que tous les pays totalitaires disposent d’outils qui leur permettront de savoir d’où est parti le message à destination d’un de ces remailers, et dès lors d’arrêter pour n’importe quel motif celui qui aura naïvement écouté la propagande de ces « blanchisseurs de contenu ».

Non, vraiment, pour ces opposants là, mieux vaut, et de très loin, faire parvenir par des voies moins ’cyber’ quelque document à Amnesty, qui se chargera de le publier, sous sa propre responsabilité, bien entendu.

Internet n’est pas la panacée universelle que certains idéalistes aiment à décrire, et l’anonymat total n’est pas supportable dans l’exercice d’une liberté parce qu’il n’existe aucune liberté sans responsabilité.

Mais on voit là un des vrais problèmes qu’une loi pourrait résoudre sur Internet : il suffirait de déclarer une fois pour toute qu’un intermédiaire qui fait volontairement disparaitre toute trace de l’identité d’un client devient, dès lors, responsable des propos tenus pour éviter que ces systèmes ne deviennent un nouvel argument des tenants de l’identification préalable.

Un journaliste a le droit de protéger ses sources, y compris devant la justice. Mais il prend, en contrepartie, la responsabilité de ses écrits. La même contrepartie devrait exister pour tout intermédiaire qui déciderait de protéger totalement ses sources, associée dès lors au droit tout à fait normal de choisir ce qui sera publié par ses soins et ce qu’il refusera de publier. Un anonymiseur se place, selon moi, de lui-même dans le cadre des lois sur la Presse.

La vie privée

De nombreux utilisateurs ont choisi, pour protéger leur vie privée, d’utiliser un ou plusieurs pseudonymes dans toute leur activité publique sur le réseau. Ce type d’anonymat ’léger’ (car la justice, via le fournisseur d’accès, peut toujours remonter à l’auteur d’un délit) est utile dans de nombreuses situations, qui vont de la participation à un débat public sur l’usage de la drogue aux questions légales ou médicales dans un forum public. Parce que rien n’est jamais ’oublié’ sur Internet, que tout y est stocké, conservé, dupliqué, qui sait qui lira dans quelques années une prose qui pourrait vous coûter cher si elle était publiée sous votre nom et lue par la personne qu’il ne faut pas ?

Mais ce type d’anonymat ne protège que l’auteur d’un contenu public, et en aucun cas le contenu lui-même lorsque ce dernier entend être confidentiel ou privé. Dans ce cadre là la seule chose qui peut vous protéger n’est pas l’anonymat illusoire du pseudonyme « à la Minitel ». C’est la cryptographie.

Big Brother est là, la CNIL le démontre sur son site (http://www.cnil.fr) depuis quelques temps en rappelant aux utilisateurs du réseau à quel point il est facile, pour tel ou tel intermédiaire ou fournisseur de contenu, de tracer, ficher, apprendre tout ce que vous faites, tout ce qui vous intéresse, tout ce que vous êtes, dès lors que vous utilisez Internet.

Vous lisez votre courrier électronique ? N’oubliez pas que ce courrier est passé par bon nombre de machines dont vous ignorez tout, qu’il a été stocké dans des mémoires, qu’il a pu être lu par n’importe quel technicien sur son chemin sans que jamais quiconque ne le sache.

Je ne parle même pas d’Echelon (le système d’écoute mondial mis en place par les USA et l’Angleterre), ni même de la volonté bien réelle de bon nombre de commerçantsde tout savoir de votre profil pour vous envoyer de la publicité ciblée en vous posant quelques questions innocentes lors de votre commande électronique (mais qui seront croisées avec les réponses que vous avez faites à tel autre commerçant membre du même consortium et qui vous définira mieux que vous ne l’imaginez).

Je parle de la simple curiosité humaine. Je parle de la simple malveillance.

C’est la cryptographie qui permet à votre numéro de carte bleue de n’être pas diffusé « en clair » sur tout le réseau. C’est elle qui vous permet de savoir, au moins, que ce que vous tapez sur le formulaire sécurisé du commerçant électronique ne pourra être lu que par ce commerçant. C’est elle surtout qui vous permet, si vous le souhaitez, de coder vos courriers de telle façon qu’ils soient illisibles pour toute personne autre que leurs destinataires. La technique vient au secours du citoyen en même temps qu’elle met en danger sa vie privée.

Encore faut-il pour ça que le citoyen le souhaite, que cette technique soit à sa portée, et qu’il l’utilise. Et que cette technique soit légale.

Légale elle l’est depuis très peu de temps en France : durant des années notre pays partageait avec quelques pays totalitaires la particularité d’interdire à ses citoyens tout usage d’un outil de cryptographie, qui était considérée comme une arme de guerre dont la seule possession était illégale et punie d’une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Encore une fois au motif qu’un criminel usant de la cryptographie pour préparer son acte ne laisserait pas de traces utilisables par la justice.

Comme si un criminel allait respecter cette loi-là quand il se préparait à en enfreindre une autre…

Il est surprenant cependant que la loi qui a changé cet état de fait n’ait été motivée que par le seul commerce électronique : il n’est nulle part fait mention de la vie privée dans les débats qui lui ont donné naissance.

Mais soyons pragmatiques et réjouissons nous : un des problèmes qui fut à l’origine de nombreux combats associatifs a disparu : on peut désormais utiliser librement la cryptographie dans ce pays. Et les outils à la disposition du public sont de plus en plus conviviaux et simples d’utilisation.

Reste à savoir quelle cryptographie, et dans quelles conditions. Les décrets d’application sont flous, et ont été pris en même temps que l’engagement du Premier ministre à modifier le texte de la loi avant la fin de l’année… 1998.

Le principe d’égalité

Un des fondements de notre république est le principe qui dit que tous les citoyens sont égaux devant la loi.

Dès lors une dernière question se pose, avant de tenter de répondre à tous les autres problèmes et contradictions soulevés plus haut : peut-on imaginer des lois qui seraient spécifiques à Internet et ne s’appliqueraient pas à de futurs moyens d’expression qui restent à imaginer, ou tout simplement à tous les citoyens, que leurs actes soient limités à Internet ou pas ?

Ça reviendrait à créer des lois d’exception, à rendre « plus libre » celui qui dispose d’un accès à Internet, ou à rendre une profession totalement irresponsable de toutes ses décisions au seul motif qu’elle héberge de l’expression sur Internet, que sais-je ?

A l’évidence, quand on pose ainsi la question, la réponse est « non ».

Pourtant c’est exactement ce que dit l’amendement Bloche (et que je soutiens parce qu’il va dans la bonne direction) : un hébergeur ne sera plus responsable de ce qu’il héberge, dès lors qu’il accepte de l’effacer à la demande d’une autorité judiciaire.

On pourrait donc parfaitement imaginer que, demain, se créeraient des sociétés dont l’objectif inavoué serait d’héberger toutes les thèses négationnistes et racistes possibles, au nom de tel ou tel utilisateur anonyme et introuvable. Ces sociétés n’auraient aucune responsabilité, et se contenteraient d’attendre d’hypothétiques injonctions judiciaires pour effacer telle ou telle page, aussitôt remplacée par une autre du même acabit.

Suis-je paranoïaque en imaginant ce genre de chose ? Je ne crois pas. On imagine trop bien tout l’intérêt « politique » d’une telle action pour les négationnistes de tout acabit qui pourraient se prévaloir du principe d’égalité, justement, pour réclamer que soient abrogées les lois qui les empêchent de publier leurs thèses dans des médias plus classiques.

Qu’on me comprenne bien : je ne prends pas position avec ce qui précède dans le débat sur le bien-fondé de la Loi Gayssot : je donne un exemple de ce qui pourrait se passer, de ce qui se passerait sans nul doute, si l’on créait des lois spécifiques à Internet. J’aurais aussi bien pu prendre pour exemple un hébergeur qui se spécialiserait dans la diffusion de logiciels piratés.

Parce que tout citoyen est un utilisateur potentiel d’Internet, les lois qui s’y appliquent doivent être des lois qui s’appliquent à tous les citoyens.

Sauf à vouloir vraiment créer un régime d’exception, un espace de non-droit.

Propositions

Je suis un technicien rétrograde, un dinosaure. En tant que tel, je raisonne en technicien : je dois atteindre un objectif (la protection de la liberté d’expression) en tenant compte de toutes les limitations que m’imposent les problèmes soulevés tout au long de cet article et qui ont été posés, et discutés, dans le monde entier et en France plus particulièrement depuis 1996.

Ce sont mes solutions. Ce sont les seules que je sois capable d’imaginer compte tenu de mes opinions et de mes connaissances, et compte tenu des lois et des principes fondateurs de la République française tels que je les comprends.

S’il ne faut pas de loi qui soit spécifique à Internet, et que nos lois s’appliquent à tous les citoyens, sur Internet comme ailleurs, est-il réellement utile de légiférer ou non ?

J’expliquais plus haut qu’il existe, selon moi, une nouveauté sociale importante qui a pris naissance avec l’arrivée du réseau dans le grand public : la possibilité de liberté d’expression.

Or, si toutes les garanties constitutionnelles citoyennes sont protégées par des lois (vous pouvez porter plainte pour séquestration arbitraire, pour atteinte à votre liberté d’opinion ou de culte, ou pour atteinte à vos droits de propriété, par exemple), un simple citoyen n’a aucun moyen légal de garantir sa liberté d’expression : il n’existe tout simplement pas de qualification pénale d’atteinte à la liberté d’expression d’un citoyen (la seule loi pénale qui traite de liberté d’expression relève des atteintes à l’autorité de l’Etat et non des libertés de la personne).

Comment s’en étonner, d’ailleurs, puisque justement la liberté d’expression des citoyens n’a jamais été effective avant Internet ?

Voilà une loi, qui n’aurait aucun besoin d’être réservée aux utilisateurs d’Internet, qui vaudrait le coup d’être proposée et votée par un courageux politique (je dis courageux parce qu’un tel projet a été soumis par l’Ecole Ouverte à de nombreux politiques et qu’aucun n’a semblé intéressé).

Et qu’obtiendrait-on ?

Dès lors que la censure de l’expression publique d’un citoyen (sauf, bien entendu, sur injonction judiciaire) est pénalement répréhensible, il devient impossible de demander l’implication d’un tiers dans l’expression d’autrui : s’il est coupable d’un délit lorsqu’il coupe un contenu, la justice ne peut pas considérer qu’un hébergeur est coupable s’il laisse en place un contenu illégal.

Exit donc la recherche systématique de la responsabilité des intermédiaires techniques, si dangereuse pour la liberté d’expression.

Pour autant, on obtient ce résultat sans déresponsabiliser une profession dans son ensemble : le fournisseur d’hébergement spécialisé dans la haine raciale de mon exemple pourra fort bien être poursuivi et condamné dès lors que la preuve aura été établie de sa volonté d’enfreindre la loi, ce qui reste parfaitement faisable dans le cadre d’une loi de protection de la liberté d’expression publique.

De même, si un fournisseur décidait, malgré une telle loi et parce que sa conscience lui en fera obligation, de couper un contenu par trop insupportable, il pourra le faire (en engageant sa responsabilité pénale, exactement comme toi, cher lecteur, lorsque tu stoppes une agression contre une vieille dame en utilisant la force physique) tout en portant plainte lui-même contre son client indélicat. Dans le cas peu probable où un pédophilenéonazipirate déciderait d’utiliser la loi contre son fournisseur, il ne fait guère de doute qu’un tribunal décidera la relaxe et condamnera le plaignant, surtout si la loi le prévoit explicitement.

Mais, en aucun cas, on ne pourra faire pression sur un hébergeur, que ce soit une pression commerciale ou par une menace légale, pour faire censurer une expression publique.

Une loi de ce genre, qui définirait un statut légal de « fournisseur de liberté d’expression publique », devrait à mon sens être accompagnée de quelques obligations pour les entreprises qui choisiraient de relever d’un tel statut : parce que la fourniture d’un service public n’est pas un acte anodin, il faudrait, pour le moins, que les contrats de telles entreprises soient encadrés par des textes légaux, qui permettraient d’éviter toute dérive (récupération à des fins commerciales des sites hébergés, ou de l’identité des visiteurs de ces sites, par exemple) et qui obligeraient à une totale transparence des moyens mis en oeuvre par ces entreprises pour diffuser les contenus (un rapport du Conseil National de la Consommation, préconisait déjà ce type d’encadrement légal en 1997).

Il faudrait aussi accompagner ce statut d’une obligation de conserver pour un délai légal de trois mois (délai au-delà duquel les délits d’expression sont prescrits) les traces permettant de remonter à l’auteur d’un délit, et préciser que celui qui efface volontairement ces traces (les relais anonymisants, donc) prennent la responsabilité légale des contenus qu’ils émettent. De la même manière qu’un journaliste prend la responsabilité de ses écrits lorsqu’il protège ses sources.

Il va de soi qu’il resterait possible de ne pas relever d’un tel statut tout en faisant office d’intermédiaire technique : dès lors qu’un hébergeur (l’entreprise qui héberge les pages personnelles de ses employés, l’association qui héberge celles de ses membres, l’Université qui fournit un espace à ses élèves…) accepte d’endosser une responsabilité éditoriale sur les contenus, en effectuant un choix préalable à la diffusion, il n’entre plus dans ce cadre légal mais dans celui de simple éditeur, au sens des lois antérieures.

Reste, dans les quelques problèmes que j’ai abordés dans cet article, la question de l’anonymat. En effet, si la société souhaite pouvoir punir l’auteur d’un délit, et non plus celui qui, en jouant son rôle de service public, permet ce délit, elle doit se doter de moyens permettant à sa justice de retrouver cet auteur dans la très grande majorité des cas.

J’ai déjà dit plus haut qu’à mon sens, celui qui décide volontairement de masquer (en anonymisant et en effaçant les traces) l’auteur d’une expression publique anonyme devait, à l’instar d’un journaliste, assumer la responsabilité légale des propos tenus par son intermédiaire. Mais dans la grande majorité des cas, l’anonymat relève plus de l’utilisation d’un pseudonyme et de la volonté (ou non) d’enquêter, de la part des juges.

Si les relais anonymisants sont rendus responsables des contenus dès lors qu’ils ont volontairement effacé les traces permettant de remonter à l’auteur d’un délit, le seul anonymat qui reste est celui fourni par l’utilisation d’un pseudonyme. Et ce type d’anonymat ne permet pas l’irresponsabilité puisque la Justice, sur commission rogatoire, peut interroger le fournisseur d’accès du délinquant, fournisseur qui est en relation directe avec son client, ne serait-ce que lors de la création de son compte, ou des paiements mensuels.

Nul besoin d’une loi pour préciser ces choses : les lois existantes sont suffisantes et la jurisprudence pourrait rapidement s’orienter dans ce sens si une loi telle que celle que je propose existait et si les juges ne pouvaient plus se retourner contre les fournisseurs de service.

Il reviendrait par contre aux fournisseurs d’accès un devoir de moyens (et non de résultats) quant à l’identification de leurs clients, et ceci vaut aussi bien pour les cybercafés, les universités et les entreprises que pour les fournisseurs grand-public.

On a d’ailleurs vu récemment un fournisseur d’accès gratuit (et qui ne possède donc aucune trace comptable de l’identité de ses clients) demander que ceux-ci n’utilisent jamais le « masquage » de leur numéro de téléphone lors de leurs connexions. Ce type de décision va, selon moi, dans le bon sens. Le sens d’une responsabilisation de la parole publique, le sens d’une éducation aux devoirs qui accompagnent un nouveau droit rendu possible par l’existence d’Internet, tout en permettant l’utilisation d’un anonymat total (par l’utilisation de pseudonymes) qui ne pourrait être levé que lors d’une procédure judiciaire.

Conclusion

Internet n’a jamais été un « espace de non-droit ». Ce fut le premier combat des associations d’internautes que d’imposer cette vérité pourtant simple : la loi s’applique sur Internet comme ailleurs, la même loi, pour les mêmes citoyens agissant en toute responsabilité sur le réseau comme n’importe où.

Il fallut du temps, des explications, et beaucoup de réflexion et de pédagogie pour expliquer ce que les techniciens trouvaient évident (mais la technique n’est jamais évidente pour ceux qui n’y passent pas leur vie).

Qu’un fournisseur d’accès ne soit qu’un simple « tuyau », un robinet sans la moindre possibilité d’intervention a priori sur la qualité de l’eau qui coule, qu’il n’était pas envisageable d’inventer un filtre automatique universel capable de dire si tel ou tel contenu était ou non légal et qu’à ce titre il était plus qu’imbécile de poursuivre le robinet plutôt que l’individu qui avait versé du poison dans l’eau, cette seule évidence aura pris des années à être exprimée correctement et doit encore aujourd’hui être répétée encore et encore, tant l’idée inverse semble prépondérante dans l’esprit de nos contemporains.

Que cependant l’individu responsable d’un délit était aussi aisément identifiable sur Internet que dans la « vraie vie », c’est-à-dire que la police pouvait enquêter et retrouver le délinquant dans la grande majorité des cas (et qui peut en dire autant en dehors du réseau ?).

Que, oui, les dérives et les délits impunis existaient et existeront toujours, là comme ailleurs (mais là moins qu’ailleurs), et que la tentation d’obtenir un Internet aseptisé ne pouvait que conduire à une dérive policière bien plus dangereuse que tout ce qu’Internet pouvait amener comme danger social nouveau.

Et qu’enfin, la seule nouvelle loi qui me semble nécessaire est dûe au fait qu’Internet a rendu possible une seule et unique nouveauté sociale : la possibilité d’exercer son droit à la liberté d’expression. Un droit qu’il faudra bien un jour ou l’autre que nos dirigeants protègent, comme tous les autres.

« Les juristes dehors ! » était prémonitoire, en effet. Le « juridisme » a fait de nombreux dégats déjà dans le monde des réseaux, à force de vouloir légiférer avant de comprendre les enjeux d’un domaine encore mal cerné et en pleine évolution.

« Les juristes dehors ! », c’est à dire en dehors du réseau, dans la société, là où les lois se font, pour tous les citoyens quel que soit leur moyen d’expression. Aucune juridiction d’exception ne devrait être appliquée à un média qui concerne la société toute entière.

En mémoire de René Cougnenc

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