J’ai assisté ce jour (30 avril 1996) à une consultation de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, en tant que consultant au nom de l’AUI.
La Commission est réunie pour rédiger un avis qui sera rendu dans le rapport annuel de la commission au 1er Ministre, concernant Internet. Les travaux et les consultations de la sous-commission ethique de la Commission devraient aboutir à un avis faisant éventuellement des propositions d’action concrètes pour éviter qu’Internet ne devienne le moyen d’expression privilégié des extrémistes, neo-nazis et négationnistes.
Le Président de la Commission (M. Jean Kahn), a expliqué tout ceci, et précisé qu’il voulait y passer le temps qu’il faudrait pour parvenir à des résultats concrets, comme ce fut le cas pour les sectes ou la bio-éthique.
Etaient présents les membres de la Commission: M. Kahn (Président), M. Fellous (Secrétaire général), un membre de la CFDT, un membre de la Féderation pour l’aide à l’enfance en détresse, un représentant du Ministère de la Justice, un représentant du Sous-Secrétariat d’Etat à l’Action Humanitaire, des Présidents ou vices-Présidents d’associations humanitaires et des juristes, avocats, batonniers, et professeurs de droit.
Intervenaient en tant que consultants:
– Marc Knobel (pour le Centre Simon Wiesenthal)
– Laurent Chemla (pour l’Association des Utilisateurs d’Internet)
La parole a d’abord été donnée à Marc Knobel (chercheur, du Centre Simon Wiesenthal), qui a fait un historique saisissant de la vitesse avec laquelle les neo-nazis apprenaient à utiliser mes médias mis à leur disposition par les technologies nouvelles. D’abord les BBS, puis les logiciels de ‘jeu’ diffusés sur disquette, et maintenant les divers médias utilisant Internet.
Il a ensuite montré des exemples de ce qui était disponible sur Internet dans le domaine de la propagande négationniste et raciste, et a cité les paroles de certains neo-nazis et négationnistes concernant Internet, « pratique pour la diffusion de nos idées », « lieu de notre guerre », ou encore selon Faurisson « un lieu ou je peux m’exprimer sans rien risquer ».
Marc Knobel n’a à aucun moment demandé une quelconque censure, et a au contraire insisté sur le fait que son rôle n’est que de prévenir et d’alerter, pas de réclamer une action brutale. Le but recherché est la reflexion sur les moyens.
J’ai eu ensuite la parole, et j’ai tenté de montrer d’abord ce qu’était Internet, donné une explication simple du terme ‘réseau informatique’ en terme d’économie d’échelle, et donc de prix peu élevé pour la diffusion de l’information, ce qui permettait, outre les dérives citées, une plus grande diffusion du savoir via des médias utilisant cette infrastructure. J’ai ensuite (difficilement) expliqué (l’assemblée étant principalement composée d’éminents juristes, il m’était difficile de me montrer péremptoire) qu’Internet n’était pas au dessus des lois, et que celles-ci s’y appliquaient comme à tout autre infrastructure de communication. Enfin j’ai insisté sur la distinction entre l’infrastructure elle-même, le tuyau, et les médias qui l’utilisent et dont il faut comprendre les spécificités avant de prendre une position globale.
On est ensuite passé au débat proprement dit, durant lequel j’ai eu à répondre à quelques questions techniques. En particulier:
– Est-il possible d’interdire l’accès à un document? J’ai répondu non dans la plupart des cas, et repris l’exemple de Compuserve, cité par le Président Kahn comme un exemple, en expliquant l’impossibilité pratique.
– Sur les possibilités d’accès au réseau, il m’a été demander de confirmer qu’il fallait passer par un fournisseur indentifiable par la justice. J’ai confirmé tout en précisant que ses responsabilités n’étaient pas définies légalement, et que ces responsabilités dépendaient du média concerné, en faisant la distinction entre e-mail et Web. J’ai été approuvé, mais il a été précisé aussi que le nouveau code pénal permettait malgré tout de conclure à une complicité puisque le fournisseur d’accès fournit le moyen du délit. La question de la possibilité de savoir ou non ce qui était diffusé par le fournisseur (cas de pages Web chez Compuserve, et impossibilité pour un gros fournisseur de vérifier le contenu de toutes les pages hébergées). Ces notions ont rencontré un assez large assentiment.
J’ai aussi précisé qu’il serait difficile de définir la notion de ‘fournisseur d’accès’ même.
– En réponse à un membre qui voulait créer une « charte éthique des utilisateurs », j’ai dit un mot de la netiquette et surtout expliqué que les utilisateurs surveillaient eux-mêmes les textes diffusés, et se battaient contre certaines idées quand elles apparaissaient sur le réseau. J’ai à cette occasion insisté sur le fait que les contre-vérités ou les exagérations dites dans la presse et à la télé autour d’Internet faisaient un grand tort à cette éthique pré-existante en attirant sur le réseau des gens qui s’attendaient à n’y trouver que « vide juridique », et rejetaient toute responsabilité de leurs actes ensuite. D’où l’importance de la formation.
– J’ai dû préciser quelques notions (qui est le diffuseur d’Internet? Ou est le centre d’internet?).
Le débat a ensuite été moins technique et plus pratique, en terme de travail pour la sous-commission. Ils ont tenté de savoir s’il fallait limiter leur rapport aux activités néo-nazies, ou l’étendre à la pédophilie par exemple. Je n’ai pas osé ajouter les sectes au dossier… Puis précisé que d’autres consultations auraient lieu, avec démonstration d’Internet à la clé.
J’ignore si l’AUI aura à y participer à nouveau.
En conclusion, il a été aussi demandé par un membre de la commission de faire en sorte que leur avis demande, en plus des conseils pour faire taire les neo-nazis sur Internet, une garantie de liberté de parole pour les citoyens sur le réseau. La notion de « vide juridique » a été rejetée par tous, mais la crainte de futurs lieux dit de « paradis des extremistes » en rapport avec les paradis fiscaux existants dans un autre domaine a fait relever qu’il faudrait, pour que la procédure judiciaire, si ce n’est les textes, puisse s’appliquer, un accord entre tous les pays du monde sur le sujet. Marc Knobel a aussi voulu insister sur le fait que de nombreuses personnes sur Internet se battaient contre les idées neo-nazies et négationnistes, en fournissant des documents et en dénonçant ces thèses, en toute fin de débat.
J’ai laissé à M. Fellous mon seul exemplaire du dossier réuni à cette occasion, que je vais à présent reconstruire et envoyer à mon voisin de droite, qui me l’a demandé (Maître Marc Levy, droit économique). Je suppose qu’il sera mis sur le Web de l’AUI ultérieurement.
Ce n’est pas un article a proprement parler, mais je le publie à titre historique aussi: ce rapport donne une idée assez précise de ce qu’était la réflexion des hautes sphères concernant Internet au début de l’année 1996.
14 ans plus tard… Non rien.